Germinal | Page 8

Emile Zola
disait le
buffet vide, les petits demandant des tartines, le café même manquant,
et l'eau qui donnait des coliques, et les longues journées passées à
tromper la faim avec des feuilles de choux bouillies. Peu à peu, elle
avait dû hausser le ton, car le hurlement d'Estelle couvrait ses paroles.
Ces cris devenaient insoutenables. Maheu parut tout d'un coup les
entendre, hors de lui, et il saisit la petite dans le berceau, il la jeta sur le
lit de la mère, en balbutiant de fureur:
--Tiens! prends-la, je l'écraserais... Nom de Dieu d'enfant! ça ne
manque de rien, ça tète, et ça se plaint plus haut que les autres!
Estelle s'était mise à téter, en effet. Disparue sous la couverture, calmée
par la tiédeur du lit, elle n'avait plus qu'un petit bruit goulu des lèvres.
--Est-ce que les bourgeois de la Piolaine ne t'ont pas dit d'aller les voir?
reprit le père au bout d'un silence.
La mère pinça la bouche, d'un air de doute découragé.
--Oui, ils m'ont rencontrée, ils portent des vêtements aux enfants
pauvres... Enfin, je mènerai ce matin chez eux Lénore et Henri. S'ils me
donnaient cent sous seulement.
Le silence recommença. Maheu était prêt. Il demeura un moment
immobile, puis il conclut de sa voix sourde:

--Qu'est-ce que tu veux? c'est comme ça, arrange-toi pour la soupe... Ça
n'avance à rien d'en causer, vaut mieux être là-bas au travail.
--Bien sûr, répondit la Maheude. Souffle la chandelle, je n'ai pas besoin
de voir la couleur de mes idées.
Il souffla la chandelle. Déjà, Zacharie et Jeanlin descendaient; il les
suivit; et l'escalier de bois craquait sous leurs pieds lourds, chaussés de
laine. Derrière eux, le cabinet et la chambre étaient retombés aux
ténèbres. Les enfants dormaient, les paupières d'Alzire elle-même
s'étaient closes. Mais la mère restait maintenant les yeux ouverts dans
l'obscurité, tandis que, tirant sur sa mamelle pendante de femme
épuisée, Estelle ronronnait comme un petit chat.
En bas, Catherine s'était d'abord occupée du feu, la cheminée de fonte,
à grille centrale, flanquée de deux fours, et où brûlait constamment un
feu de houille. La Compagnie distribuait par mois, à chaque famille,
huit hectolitres d'escaillage, charbon dur ramassé dans les voies. Il
s'allumait difficilement, et la jeune fille qui couvrait le feu chaque soir,
n'avait qu'à le secouer le matin, en ajoutant des petits morceaux de
charbon tendre, triés avec soin. Puis, après avoir posé une bouillotte sur
la grille, elle s'accroupit devant le buffet.
C'était une salle assez vaste, tenant tout le rez-de-chaussée, peinte en
vert pomme, d'une propreté flamande, avec ses dalles lavées à grande
eau et semées de sable blanc. Outre le buffet de sapin verni,
l'ameublement consistait en une table et des chaises du même bois.
Collées sur les murs, des enluminures violentes, les portraits de
l'Empereur et de l'Impératrice donnés par la Compagnie, des soldats et
des saints, bariolés d'or, tranchaient crûment dans la nudité claire de la
pièce; et il n'y avait d'autres ornements qu'une boîte de carton rose sur
le buffet, et que le coucou à cadran peinturluré, dont le gros tic-tac
semblait emplir le vide du plafond. Près de la porte de l'escalier, une
autre porte conduisait à la cave. Malgré la propreté, une odeur d'oignon
cuit, enfermée depuis la veille, empoisonnait l'air chaud, cet air alourdi,
toujours chargé d'une âcreté de houille.
Devant le buffet ouvert, Catherine réfléchissait. Il ne restait qu'un bout
de pain, du fromage blanc en suffisance, mais à peine une lichette de
beurre; et il s'agissait de faire les tartines pour eux quatre. Enfin, elle se
décida, coupa les tranches, en prit une qu'elle couvrit de fromage, en
frotta une autre de beurre, puis les colla ensemble: c'était «le briquet»,

la double tartine emportée chaque matin à la fosse. Bientôt, les quatre
briquets furent en rang sur la table, répartis avec une sévère justice,
depuis le gros du père jusqu'au petit de Jeanlin.
Catherine, qui paraissait toute à son ménage, devait pourtant rêvasser
aux histoires que Zacharie racontait sur le maître-porion et la Pierronne,
car elle entrebâilla la porte d'entrée et jeta un coup d'oeil dehors. Le
vent soufflait toujours, des clartés plus nombreuses couraient sur les
façades basses du coron, d'où montait une vague trépidation de réveil.
Déjà des portes se refermaient, des files noires d'ouvriers s'éloignaient
dans la nuit. Était-elle bête, de se refroidir, puisque le chargeur à
l'accrochage dormait bien sûr, en attendant d'aller prendre son service, à
six heures! Et elle restait, elle regardait la maison, de l'autre côté des
jardins. La porte s'ouvrit, sa curiosité s'alluma. Mais ce ne pouvait être
que la petite des Pierron, Lydie, qui partait pour la fosse.
Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner. Elle ferma, se hâta de courir:
l'eau bouillait et se répandait, éteignant le feu. Il ne restait
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