Germinal | Page 5

Emile Zola
cheval jaune. En bas, la cage devait être réparée, les moulineurs
avaient repris leur besogne. Pendant qu'il attelait sa bête, pour
redescendre, le charretier ajouta doucement, en s'adressant à elle:
--Faut pas t'habituer à bavarder, fichu paresseux!... Si monsieur
Hennebeau savait à quoi tu perds le temps!
Étienne, songeur, regardait la nuit. Il demanda:
--Alors, c'est à monsieur Hennebeau, la mine?
--Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n'est que le directeur
général. Il est payé comme nous.
D'un geste, le jeune homme montra l'immensité des ténèbres.
--A qui est-ce donc, tout ça?
Mais Bonnemort resta un instant suffoqué par une nouvelle crise, d'une
telle violence, qu'il ne pouvait reprendre haleine. Enfin, quand il eut
craché et essuyé l'écume noire de ses lèvres, il dit, dans le vent qui
redoublait:
--Hein? à qui tout ça?... On n'en sait rien. A des gens.
Et, de la main, il désignait dans l'ombre un point vague, un lieu ignoré
et reculé, peuplé de ces gens, pour qui les Maheu tapaient à la veine
depuis plus d'un siècle. Sa voix avait pris une sorte de peur religieuse,
c'était comme s'il eût parlé d'un tabernacle inaccessible, où se cachait le
dieu repu et accroupi, auquel ils donnaient tous leur chair, et qu'ils
n'avaient jamais vu.
--Au moins si l'on mangeait du pain à sa suffisance! répéta pour la
troisième fois Étienne, sans transition apparente.
--Dame, oui! si l'on mangeait toujours du pain, ce serait trop beau!
Le cheval était parti, le charretier disparut à son tour, d'un pas traînard
d'invalide. Près du culbuteur, le manoeuvre n'avait point bougé,
ramassé en boule, enfonçant le menton entre ses genoux, fixant sur le
vide ses gros yeux éteints.

Quand il eut repris son paquet, Étienne ne s'éloigna pas encore. Il
sentait les rafales lui glacer le dos, pendant que sa poitrine brûlait,
devant le grand feu. Peut-être, tout de même, ferait-il bien de s'adresser
à la fosse: le vieux pouvait ne pas savoir; puis, il se résignait, il
accepterait n'importe quelle besogne. Où aller et que devenir, à travers
ce pays affamé par le chômage? laisser derrière un mur sa carcasse de
chien perdu? Cependant, une hésitation le troublait, une peur du
Voreux, au milieu de cette plaine rase, noyée sous une nuit si épaisse.
A chaque bourrasque, le vent paraissait grandir, comme s'il eût soufflé
d'un horizon sans cesse élargi. Aucune aube ne blanchissait dans le ciel
mort, les hauts fourneaux seuls flambaient, ainsi que les fours à coke,
ensanglantant les ténèbres, sans en éclairer l'inconnu. Et le Voreux, au
fond de son trou, avec son tassement de bête méchante, s'écrasait
davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gêné
par sa digestion pénible de chair humaine.

II
Au milieu des champs de blé et de betteraves, le coron des
Deux-Cent-Quarante dormait sous la nuit noire. On distinguait
vaguement les quatre immenses corps de petites maisons adossées, des
corps de caserne ou d'hôpital, géométriques, parallèles, que séparaient
les trois larges avenues, divisées en jardins égaux. Et, sur le plateau
désert, on entendait la seule plainte des rafales, dans les treillages
arrachés des clôtures.
Chez les Maheu, au numéro 16 du deuxième corps, rien ne bougeait.
Des ténèbres épaisses noyaient l'unique chambre du premier étage,
comme écrasant de leur poids le sommeil des êtres que l'on sentait là,
en tas, la bouche ouverte, assommés de fatigue. Malgré le froid vif du
dehors, l'air alourdi avait une chaleur vivante, cet étouffement chaud
des chambrées les mieux tenues, qui sentent le bétail humain.
Quatre heures sonnèrent au coucou de la salle du rez-de-chaussée, rien
encore ne remua, des haleines grêles sifflaient, accompagnées de deux
ronflements sonores. Et, brusquement, ce fut Catherine qui se leva.
Dans sa fatigue, elle avait, par habitude, compté les quatre coups du
timbre, à travers le plancher, sans trouver la force de s'éveiller
complètement. Puis, les jambes jetées hors des couvertures, elle tâtonna,
frotta enfin une allumette et alluma la chandelle. Mais elle restait assise,

la tête si pesante, qu'elle se renversait entre les deux épaules, cédant au
besoin invincible de retomber sur le traversin.
Maintenant, la chandelle éclairait la chambre, carrée, à deux fenêtres,
que trois lits emplissaient. Il y avait une armoire, une table, deux
chaises de vieux noyer, dont le ton fumeux tachait durement les murs,
peints en jaune clair. Et rien autre, des hardes pendues à des clous, une
cruche posée sur le carreau, près d'une terrine rouge servant de cuvette.
Dans le lit de gauche, Zacharie, l'aîné, un garçon de vingt et un ans,
était couché avec son frère Jeanlin, qui achevait sa onzième année; dans
celui de droite, deux mioches, Lénore et Henri, la première de six ans,
le second de quatre, dormaient aux bras l'un de l'autre; tandis que
Catherine partageait le troisième lit avec sa soeur Alzire, si
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