Germinal | Page 4

Emile Zola
d'abord, puis
herscheur, quand j'ai eu la force de rouler, puis haveur pendant dix-huit
ans. Ensuite, à cause de mes sacrées jambes, ils m'ont mis de la coupe à
terre, remblayeur, raccommodeur, jusqu'au moment où il leur a fallu
me sortir du fond, parce que le médecin disait que j'allais y rester. Alors,
il y a cinq années de cela, ils m'ont fait charretier... Hein? c'est joli,
cinquante ans de mine, dont quarante-cinq au fond!
Tandis qu'il parlait, des morceaux de houille enflammés, qui, par
moments, tombaient de la corbeille, allumaient sa face blême d'un reflet
sanglant.
--Ils me disent de me reposer, continua-t-il. Moi, je ne veux pas, ils me
croient trop bête!... J'irai bien deux années, jusqu'à ma soixantaine,
pour avoir la pension de cent quatre-vingts francs. Si je leur souhaitais
le bonsoir aujourd'hui, ils m'accorderaient tout de suite celle de cent
cinquante. Ils sont malins, les bougres!... D'ailleurs, je suis solide, à
part les jambes. C'est, voyez-vous, l'eau qui m'est entrée sous la peau, à
force d'être arrosé dans les tailles. Il y a des jours où je ne peux pas
remuer une patte sans crier.
Une crise de toux l'interrompit encore.
--Et ça vous fait tousser aussi? dit Étienne.
Mais il répondit non de la tête, violemment. Puis, quand il put parler:
--Non, non, je me suis enrhumé, l'autre mois. Jamais je ne toussais, à
présent je ne peux plus me débarrasser... Et le drôle, c'est que je crache,
c'est que je crache...
Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir.
--Est-ce que c'est du sang? demanda Étienne, osant enfin le
questionner.
Lentement, Bonnemort s'essuyait la bouche d'un revers de main.
--C'est du charbon... J'en ai dans la carcasse de quoi me chauffer jusqu'à
la fin de mes jours. Et voilà cinq ans que je ne remets pas les pieds au

fond. J'avais ça en magasin, paraît-il, sans même m'en douter. Bah! ça
conserve!
Il y eut un silence, le marteau lointain battait à coups réguliers dans la
fosse, le vent passait avec sa plainte, comme un cri de faim et de
lassitude venu des profondeurs de la nuit. Devant les flammes qui
s'effaraient, le vieux continuait plus bas, remâchant des souvenirs. Ah!
bien sûr, ce n'était pas d'hier que lui et les siens tapaient à la veine! La
famille travaillait pour la Compagnie des mines de Montsou, depuis la
création; et cela datait de loin, il y avait déjà cent six ans. Son aïeul,
Guillaume Maheu, un gamin de quinze ans alors, avait trouvé le
charbon gras à Réquillart, la première fosse de la Compagnie, une
vieille fosse aujourd'hui abandonnée, là-bas, près de la sucrerie
Fauvelle. Tout le pays le savait, à preuve que la veine découverte
s'appelait la veine Guillaume, du prénom de son grand-père. Il ne l'avait
pas connu, un gros à ce qu'on racontait, très fort, mort de vieillesse à
soixante ans. Puis, son père, Nicolas Maheu dit le Rouge, âgé de
quarante ans à peine, était resté dans le Voreux, que l'on fonçait en ce
temps-là: un éboulement, un aplatissement complet, le sang bu et les os
avalés par les roches. Deux de ses oncles et ses trois frères, plus tard, y
avaient aussi laissé leur peau. Lui, Vincent Maheu, qui en était sorti à
peu près entier, les jambes mal d'aplomb seulement, passait pour un
malin. Quoi faire, d'ailleurs? Il fallait travailler. On faisait ça de père en
fils, comme on aurait fait autre chose. Son fils, Toussaint Maheu, y
crevait maintenant, et ses petits-fils, et tout son monde, qui logeait en
face, dans le coron. Cent six ans d'abattage, les mioches après les vieux,
pour le même patron: hein? beaucoup de bourgeois n'auraient pas su
dire si bien leur histoire!
--Encore, lorsqu'on mange! murmura de nouveau Étienne.
--C'est ce que je dis, tant qu'on a du pain à manger, on peut vivre.
Bonnemort se tut, les yeux tournés vers le coron, où des lueurs
s'allumaient une à une. Quatre heures sonnaient au clocher de Montsou,
le froid devenait plus vif.
--Et elle est riche, votre Compagnie? reprit Étienne.
Le vieux haussa les épaules, puis les laissa retomber, comme accablé
sous un écroulement d'écus.
--Ah! oui, ah! oui... Pas aussi riche peut-être que sa voisine, la
Compagnie d'Anzin. Mais des millions et des millions tout de même.

On ne compte plus... Dix-neuf fosses, dont treize pour l'exploitation, le
Voreux, la Victoire, Crèvecoeur, Mirou, Saint-Thomas, Madeleine,
Feutry-Cantel, d'autres encore, et six pour l'épuisement ou l'aérage,
comme Réquillart... Dix mille ouvriers, des concessions qui s'étendent
sur soixante-sept communes, une extraction de cinq mille tonnes par
jour, un chemin de fer reliant toutes les fosses, et des ateliers, et des
fabriques!... Ah! oui, ah! oui, il y en a, de l'argent!
Un roulement de berlines, sur les tréteaux, fit dresser les oreilles du
gros
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