quitterons pas pour longtemps. Mais que deviendra mon père?»
Tous les soucis, toutes les privations, toutes les douleurs physiques et
morales habitaient ce petit coin de l'hôtel Sanglié; et dans Paris où la
misère abonde, il n'y avait peut-être pas une famille plus complètement
misérable que celle de La Tour d'Embleuse, qui possédait pour dernière
ressource un anneau de mariage.
La duchesse courut d'abord à la succursale du mont-de-piété qui est
située dans la rue Bonaparte, auprès de l'École des Beaux-Arts. Elle
trouva la maison fermée: n'était-ce pas jour de fête? L'idée lui vint que
le commissionnaire de la rue de Condé aurait peut-être ouvert sa
boutique. Elle remonta le faubourg jusqu'à la rue de Condé: porte close.
Alors elle ne sut plus où s'adresser, car les établissements de ce genre
ne sont pas communs au faubourg Saint-Germain. Cependant, comme
il ne fallait pas que le duc commençât l'année par le jeûne, elle entra
chez un petit bijoutier du carrefour de l'Odéon, et elle vendit sa bague
pour onze francs. Le marchand promit de la garder trois mois à sa
disposition, dans le cas où elle voudrait la racheter.
Elle noua l'argent dans un coin de son mouchoir de poche, et marcha
sans s'arrêter jusqu'à la rue des Lombards. Elle entra chez un droguiste,
acheta un flacon d'huile de foie de morue pour Germaine, traversa la
halle, choisit une langouste et un perdreau, et revint, crottée jusqu'aux
genoux, à l'hôtel de Sanglié. Il lui restait quarante centimes.
L'appartement qu'elle occupait alors est une construction légère, ajoutée
il y a quelque trente ans aux communs de l'hôtel. Les quatre pièces qui
le composent sont séparées par des cloisons de bois. L'antichambre
s'ouvre d'un côté sur le salon, de l'autre sur un long couloir qui mène à
la chambre du duc. On passe du salon à la chambre de la duchesse, et
de là dans la salle à manger, qui termine l'enfilade et relie la chambre
de la duchesse à celle de son mari.
Mme de La Tour d'Embleuse trouva dans l'antichambre son unique
servante, la vieille Sémiramis, qui pleurait silencieusement sur une
feuille de papier.
«Qu'est-ce que tu tiens là? lui dit-elle.
--Madame, c'est tout ce que le boulanger a apporté. Nous n'aurons plus
de pain si nous ne donnons pas d'argent.»
La duchesse prit le mémoire; il se montait à plus de six cents francs:
«Ne pleure pas, dit-elle. Voici un peu de monnaie; va chez le boulanger
de la rue du Bac: tu prendras un petit pain viennois pour monsieur, et
pour nous du pain à la livre. Emporte ceci dans ta cuisine, c'est le
déjeuner de monsieur. Germaine est-elle éveillée?
--Oui, madame; le médecin l'a vue à dix heures. Il est encore dans la
chambre de M. le duc.»
Sémiramis sortit, et Mme de La Tour d'Embleuse se dirigea vers la
chambre de son mari. Comme elle ouvrait la porte, elle entendit la voix
du duc, claire, joyeuse et brillante comme une fusée:
«Cinquante mille francs de rente! disait le vieillard. Je savais bien que
la veine me reviendrait!»
II
LA DEMANDE EN MARIAGE
Le docteur Charles Le Bris est un des hommes les plus aimés de Paris.
La grande ville a ses enfants gâtés dans tous les arts; je n'en sais pas un
qu'elle choie avec plus de tendresse. Il est né dans une méchante petite
ville de Champagne, mais il a fait ses études au collège Henri IV. Un
sien parent, qui exerce la médecine au pays, l'a destiné de bonne heure
à la médecine. Le jeune homme a suivi les cours, fréquenté les hôpitaux,
concouru pour l'internat, pratiqué sous l'oeil des maîtres, enlevé tous
ses diplômes et gagné certaines médailles qui font l'ornement de son
cabinet. Sa seule ambition était de succéder à son oncle et de finir les
malades que le bonhomme avait commencés. Mais lorsqu'on le vit
apparaître, armé de ses succès et docteur jusqu'aux dents, les officiers
de santé du lieu, et son oncle qui n'était pas autre chose, lui
demandèrent pourquoi il ne s'était pas fixé à Paris. Il joignait au talent
des formes si séduisantes, et son grand paletot lui allait si bien, qu'on
devina du premier jour que tous les malades seraient pour lui. Le parent
vénérable se trouva beaucoup trop jeune pour songer à la retraite, et la
rivalité de son neveu lui rendit des jambes qu'il n'avait plus. Bref, le
pauvre garçon fut si mal reçu, et l'on mit tant de bâtons dans ses roues,
que, de désespoir, il revint à Paris. Ses anciens maîtres l'avaient jugé:
on lui fit une clientèle. Les grands hommes ont le moyen de n'être pas
jaloux. Grâce à leur générosité, la réputation du docteur Le Bris s'est
faite en cinq ou six années. On l'aime ici comme savant, là comme
danseur, et
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