On se procure
bien des choses sans les payer, lorsqu'on peut jeter sur le comptoir du
marchand un beau nom et une adresse imposante. Vous pouvez
meubler votre maison, remplir votre cave et monter votre garde-robe
sans faire voir aux fournisseurs la couleur de vos écus. Mais il y a mille
dépenses quotidiennes qui ne se font que la bourse à la main. Un habit
se prend à crédit, mais le raccommodage se paye comptant. Il est
quelquefois plus facile d'acheter une montre que d'acheter un chou. La
duchesse avait chez quelques fournisseurs un restant de crédit qu'elle
ménageait avec un soin religieux; mais quant à l'argent, elle ne savait
où le prendre. Le duc de La Tour d'Embleuse ne possédait plus d'amis:
il les avait dépensés comme le reste de sa fortune. Tel camarade de
collège nous aime jusqu'à concurrence de mille francs; tel compagnon
de plaisir est homme à nous prêter cent louis; tel voisin charitable
représente une valeur de mille écus. Passé un certain chiffre, le prêteur
est dégagé de tous les devoirs de l'amitié: il n'a rien à se reprocher; il a
bien fait les choses; il ne vous doit plus rien; il a le droit de détourner
les yeux lorsqu'il vous rencontre et de défendre sa porte quand vous
entrez chez lui. Les amies de la duchesse s'étaient détachées d'elle l'une
après l'autre. L'amitié des femmes est assurément plus chevaleresque
que celle des hommes; mais dans l'un et l'autre sexe on n'a d'affection
durable que pour ses égaux. On éprouve un plaisir délicat à gravir deux
ou trois fois un escalier difficile et à s'asseoir en grande toilette auprès
d'un grabat, mais il est peu d'âmes assez héroïques pour vivre
familièrement avec le malheur d'autrui. Les plus chères amies de la
pauvre femme, celles qui l'appelaient Marguerite, avaient senti leur
coeur se refroidir dans cet appartement sans tapis et sans feu; elles n'y
venaient plus. Lorsqu'on leur parlait de la duchesse, elles faisaient son
éloge, elles la plaignaient sincèrement, elles disaient: «Nous nous
aimons toujours, mais nous ne nous voyons presque jamais. C'est la
faute de son mari!»
Dans ce délaissement lamentable, la duchesse avait eu recours au
dernier ami des malheureux, au créancier qui prête à gros intérêt, mais
sans objection et sans reproche. Le mont-de-piété gardait ses bijoux,
ses fourrures, ses dentelles, le meilleur de son linge et de sa garde-robe,
et l'avant-dernier matelas de son lit. Elle avait tout engagé sous les yeux
du vieux duc, qui regardait partir une à une toutes les pièces de son
mobilier, et leur souhaitait gaiement un bon voyage. Cet
incompréhensible vieillard vivait dans sa maison comme Louis XV
dans son royaume, sans souci de l'avenir, et disant: «Après moi le
déluge!» Il se levait tard, déjeunait de bon appétit, passait une heure à
sa toilette, teignait ses cheveux, plâtrait ses rides, mettait du rouge,
polissait ses ongles, et promenait ses grâces dans Paris jusqu'à l'heure
du dîner. Il ne s'étonnait point de voir un bon repas sur la table, et il
était trop discret pour demander à sa femme où elle l'avait trouvé. Si la
pitance était maigre, il en faisait son deuil, et souriait à la mauvaise
fortune comme autrefois à la bonne. Lorsque Germaine commença à
tousser, il la plaisanta agréablement sur cette mauvaise habitude. Il fut
longtemps sans voir qu'elle dépérissait. Le jour où il s'en aperçut, il
éprouva une vive contrariété.
Quand le docteur lui annonça que la pauvre enfant ne pouvait être
sauvée que par miracle. Il l'appela médecin Tant-Pis, et dit en se
frottant les mains: «Allons, allons, cela ne sera rien!» Il ne savait pas
bien lui-même s'il prenait ces airs dégagés pour rassurer sa famille, ou
si sa légèreté naturelle l'empêchait de sentir la douleur. Sa femme et sa
fille l'adoraient tel qu'il était. Il traitait la duchesse avec la même
galanterie qu'au lendemain du mariage, et il faisait sauter Germaine sur
ses genoux. La duchesse ne le soupçonna jamais d'être la cause de sa
ruine; elle voyait en lui, depuis vingt-trois ans, un homme parfait; elle
prenait son indifférence pour du courage et de la fermeté; elle espérait
en lui, malgré tout, et le croyait capable de relever sa maison par un
coup de fortune.
Germaine avait quatre mois à vivre, au sentiment du docteur Le Bris.
Elle devait tomber aux premiers jours du printemps; les lilas blancs
auraient le temps de fleurir sur sa tombe. Elle pressentait sa destinée et
jugeait son état avec une clairvoyance bien rare chez les phthisiques.
Peut-être même avait-elle soupçon du mal qui minait sa mère. Elle
couchait à côté de la duchesse, et dans ses longues nuits d'insomnie elle
s'effrayait quelquefois du sommeil haletant de sa chère garde-malade.
«Quand je serai morte, pensait-elle, maman me suivra de près. Nous ne
nous
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