Paris le retint par un
attrait irrésistible, son seul travail pendant dix ans fut de promener ses
chevaux au Bois et de montrer ses gants jaunes au foyer de l'Opéra.
Paris était un pays nouveau pour lui, car il avait vécu à la campagne
sous la férule inflexible de son père, jusqu'au jour où il partit pour le
Sénégal. Il goûta si tard à tous les plaisirs, qu'il n'eut pas le temps de se
blaser.
Tout lui parut bon, les jouissances de la table, les satisfactions de la
vanité, les émotions du jeu, et même les joies austères de la famille. Il
montrait dans sa maison l'empressement d'un jeune mari, et dans le
monde la fougue d'un fils de famille émancipé. Sa femme était la plus
heureuse de France, mais elle n'était pas la seule dont il fit le bonheur.
Il pleura de joie à la naissance de sa fille, vers l'été de 1835. Dans
l'excès de son bonheur, il acheta une maison de campagne à une
danseuse dont il était fou. Les dîners qu'il donnait chez lui n'avaient
point de rivaux, si ce n'est les soupers qu'il donnait chez sa maîtresse.
Le monde, qui est toujours indulgent pour les hommes, lui pardonna ce
gaspillage de sa vie et de sa fortune. On trouva qu'il faisait galamment
les choses, puisque ses plaisirs du dehors n'éveillaient pas un écho
douloureux dans sa maison. En bonne justice, pouvait-on lui reprocher
de répandre un peu partout le trop-plein de sa bourse et de son coeur?
Aucune femme ne plaignit la duchesse; et, en effet, elle n'était pas à
plaindre. Il évitait soigneusement de se compromettre, il ne se montrait
en public qu'avec sa femme, et il aurait mieux aimé manquer une partie
que de l'envoyer seule au bal.
Cette vie en partie double, et les ménagements dont un galant homme
sait envelopper ses plaisirs, eurent bientôt entamé son capital. Rien ne
coûte plus cher à Paris que l'ombre et la discrétion. Le duc était trop
grand seigneur pour compter avec personne. Il ne sut jamais rien
refuser à sa femme ni à la femme d'autrui. Ne croyez pas qu'il ignorât
les brèches énormes qu'il faisait à sa fortune; mais il comptait sur le jeu
pour tout réparer. Les hommes à qui le bien est venu en dormant
s'habituent à une confiance illimitée dans le destin. M. de La Tour
d'Embleuse était heureux comme celui qui prend les cartes pour la
première fois. On estime que ses gains de l'année 1841 doublèrent son
revenu et au delà. Mais rien ne dure en ce monde, pas même le bonheur
au jeu: il en fit bientôt l'expérience. La liquidation de 1848, qui mit à nu
tant de misères, lui apprit qu'il était ruiné sans ressource. Il aperçut sous
ses pieds un abîme sans fond. Un autre aurait perdu l'esprit; il ne perdit
pas même l'espérance. Il alla droit à sa femme et lui dit gaiement: «Ma
chère Marguerite, cette maudite révolution nous a tout pris. Nous
n'avons pas mille francs à nous.»
La duchesse ne s'attendait pas à semblable nouvelle. Elle songea à sa
fille, et pleura amèrement.
«Ne craignez rien, lui dit-il; c'est un orage qui passe. Comptez sur moi;
je compte sur le hasard. On dit que je suis un homme léger; tant mieux!
je reviendrai sur l'eau.»
La pauvre femme essuya ses larmes et lui dit:
«Bien, mon ami! Vous travaillerez?
--Moi! Fi donc! J'attendrai la Fortune: c'est une capricieuse; elle est
trop bien avec moi pour me quitter de but en blanc sans esprit de
retour.»
Le duc attendit huit ans dans un petit appartement de l'hôtel de Sanglié,
au-dessus des écuries. Ses anciens amis, dès qu'ils eurent le temps de se
reconnaître, l'aidèrent de leur bourse et de leur crédit. Il emprunta sans
scrupule, en homme qui avait beaucoup prêté sans billet. On lui offrit
plusieurs emplois, tous honorables. Une compagnie industrielle voulut
l'adjoindre à son conseil de surveillance, avec une allocation qui valait
un traitement. Il refusa, de peur de déroger. «Je veux bien vendre mon
temps, dit-il; mais je n'entends pas prêter mon nom.» C'est ainsi qu'il
descendit un à un tous les échelons de la misère, décourageant ses amis,
fatiguant ses créanciers, se fermant toutes les portes, usant son nom
qu'il ne voulait pas compromettre, mais sans jamais prendre au sérieux
l'habit râpé qu'il promenait dans les rues, et sa cheminée sans feu, faute
de deux morceaux de bois.
Le 1er janvier 1853, la duchesse portait au mont-de-piété son anneau de
mariage.
Il faut être bien destitué de tout secours humain pour engager un objet
d'aussi mince valeur qu'un anneau de mariage. Mais la duchesse n'avait
pas un centime à la maison, et l'on ne vit pas sans argent, quoique la
confiance soit le grand ressort du commerce de Paris.
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