avec cette jeune fille, un jeune homme du
même âge à peu près fut enterré. Or, vous avez deviné déjà le nom des
deux amants que recouvre le même tombeau: c'est Paul et Virginie, ces
deux alcyons des tropiques, dont la mer semble, en gémissant sur les
récifs qui environnent la côte, pleurer sans cesse la mort, comme une
tigresse pleure éternellement ses enfants déchirés par elle même dans
un transport de rage ou dans un moment de jalousie.
Et maintenant, soit que vous parcouriez l'île de la passe de Descorne, au
sud-ouest, ou de Mahebourg au petit Malabar, soit que vous suiviez les
côtes ou que vous enfonciez dans l'intérieur, soit que vous descendiez
les rivières ou que vous gravissiez les montagnes, soit que le disque
éclatant du soleil embrase la plaine de rayons de flamme, soit que le
croissant de la lune argente les mornes de sa mélancolique lumière,
vous pouvez, si vos pieds se lassent, si votre tête s'appesantit, si vos
yeux se ferment, si, enivré par les émanations embaumées du rosier de
la Chine, du jasmin de l'Espagne ou du frangipanier, vous sentez vos
sens se dissoudre mollement comme dans une ivresse d'opium, vous
pouvez, O mon compagnon, céder sans crainte et sans résistance à
l'intime et profonde volupté du sommeil indien. Couchez-vous donc sur
l'herbe épaisse, dormez tranquille et réveillez-vous sans peur, car ce
léger bruit qui fait en s'approchant frissonner le feuillage, ces deux
yeux noirs et scintillants qui se fixent sur vous, ce ne sont ni le
frôlement empoisonné du bouqueira de la Jamaïque, ni les yeux du
tigre de Bengale. Dormez tranquille et réveillez-vous sans peur; jamais
l'écho de l'île n'a répété le sifflement aigu d'un reptile, ni le hurlement
nocturne d'une bête de carnage. Non, c'est une jeune négresse qui écarte
deux branches de bambou pour y passer sa jolie tête et regarder avec
curiosité l'Européen nouvellement arrivé. Faites un signe, sans même
bouger de votre place, et elle cueillera pour vous la banane savoureuse,
la mangue parfumée ou la gousse du tamarin; dites un mot, et elle vous
répondra de sa voix gutturale et mélancolique: «Mo sellave mo faire ça
que vous vié.» Trop heureuse si un regard bienveillant ou une parole de
satisfaction vient la payer de ses services, alors elle offrira de vous
servir de guide vers l'habitation de son maître. Suivez-la, n'importe où
elle vous mène; et, quand vous apercevrez une jolie maison avec une
avenue d'arbres, avec une ceinture de fleurs, vous serez arrivé; ce sera
la demeure du planteur, tyran ou patriarche, selon qu'il est bon ou
méchant; mais, qu'il soit l'un ou l'autre, cela ne vous regarde pas et vous
importe peu. Entrez hardiment, allez vous asseoir à la table de la
famille; dites: «Je suis votre hôte.» et alors la plus riche assiette de
Chine, chargée de la plus belle main de bananes, le gobelet argenté au
fond de cristal, et dans lequel moussera la meilleure bière de l'île,
seront posés devant vous; et, tant que vous voudrez, vous chasserez
avec son fusil dans ses savanes, vous pécherez dans sa rivière avec ses
filets; et, chaque fois que vous viendrez vous-même ou que vous lui
adresserez un ami, on tuera le veau gras; car ici l'arrivée d'un hôte est
une fête, comme le retour de l'enfant prodigue était un bonheur.
Aussi les Anglais, ces éternels jalouseurs de la France, avaient-ils
depuis longtemps les yeux fixés sur sa fille chérie, tournant sans cesse
autour d'elle, essayant tantôt de la séduire par de l'or, tantôt de
l'intimider par les menaces: mais à toutes ces propositions la belle
créole répondait par un suprême dédain, si bien qu'il fut bientôt visible
que ses amants, ne pouvant l'obtenir par séduction, voulaient l'enlever
par violence, et qu'il fallut la garder à vue comme une monja espagnole.
Pendant quelque temps elle en fut quitte pour des tentatives sans
importance, et par conséquent sans résultat; mais enfin l'Angleterre, n'y
pouvant plus tenir, se jeta sur elle à corps perdu, et, comme l'île de
France apprit un matin que sa soeur Bourbon venait déjà d'être enlevée,
elle invita ses défenseurs à faire sur elle meilleure garde encore que par
le passé, et l'on commença tout de bon à aiguiser les couteaux et à faire
rougir les boulets, car de moment en moment on attendait l'ennemi.
Le 23 août 1810, une effroyable canonnade qui retentit par toute l'île
annonça que l'ennemi était arrivé.
Chapitre II--Lions et léopards
C'était à cinq heures du soir, et vers la fin d'une de ces magnifiques
journées d'été inconnues dans notre Europe. La moitié des habitants de
l'île de France, disposés en amphithéâtre sur les montagnes qui
dominent Grand-Port, regardaient haletants la lutte qui se livrait à leurs
pieds, comme autrefois les Romains, du haut du cirque, se penchaient
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