Georges | Page 3

Alexandre Dumas, père
peuples de la terre, depuis le créole indolent qui
se fait porter en palanquin s'il a besoin de traverser la rue, et pour qui
parler est une si grande fatigue qu'il a habitué ses esclaves à obéir à son
geste, jusqu'au nègre que le fouet conduit le matin au travail et que le
fouet ramène du travail le soir. Entre ces deux extrémités de l'échelle
sociale, voyez les lascars verts et rouges, que vous distinguez à leurs
turbans, qui ne sortent pas de ces deux couleurs, et à leurs traits bronzés,
mélange du type malais et du type malabar. Voyez le nègre Yoloff, de
la grande et belle race de la Sénégambie, au teint noir comme du jais,
aux yeux ardents comme des escarboucles, aux dents blanches comme
des perles; le Chinois court, à la poitrine plate et aux épaules larges;
avec son crâne nu, ses moustaches pendantes, son patois que personne
n'entend et avec lequel cependant tout le monde traite: car le Chinois
vend toutes les marchandises, fait tous les métiers, exerce toutes les
professions; car le Chinois, c'est le juif de la colonie; les Malais,
cuivrés, petits, vindicatifs, rusés, oubliant toujours un bienfait, jamais
une injure; vendant, comme les bohémiens, de ces choses que l'on
demande tout bas; les Mozambiques, doux, bons et stupides, et estimés
seulement à cause de leur force; les Malgaches, fins, rusés, au teint
olivâtre, au nez épaté et aux grosses lèvres, et qu'on distingue des
nègres du Sénégal au reflet rougeâtre de leur peau; les Namaquais,
élancés, adroits et fiers, dressés dès leur enfance à la chasse du tigre et
de l'éléphant, et qui s'étonnent d'être transportés sur une terre où il n'y a
plus de monstres à combattre; enfin, au milieu de tout cela, l'officier
anglais en garnison dans l'île ou en station dans le port; l'officier
anglais, avec son gilet rond écarlate, son schako en forme de casquette,
son pantalon blanc; l'officier anglais qui regarde du haut de sa grandeur
créoles et mulâtres, maîtres et esclaves, colons et indigènes, ne parle
que de Londres, ne vante que l'Angleterre, et n'estime que lui-même.
Derrière nous, Grand-Port, autrefois Port Impérial, premier

établissement des Hollandais, mais abandonné depuis par eux, parce
qu'il est au vent de l'île et que la même brise qui y a conduit les
vaisseaux les empêche d'en sortir. Aussi, après être tombé en ruine,
n'est-ce aujourd'hui qu'un bourg dont les maisons se relèvent à peine,
une anse où la goélette vient chercher un abri contre le grappin du
corsaire, des montagnes couvertes de forêts auxquelles l'esclave
demande un refuge contre la tyrannie du maître; puis, en ramenant les
yeux vers nous, et presque sous nos pieds, nous distinguerons, sur le
revers des montagnes du port, Moka, tout parfumé d'aloès, de grenades
et de cassis; Moka, toujours si frais, qu'il semble replier le soir les
trésors de sa parure pour les étaler le matin; Moka, qui se fait beau
chaque jour comme les autres cantons se font beaux pour les jours de
fête; Moka, qui est le jardin de cette île, que nous avons appelée le
jardin du monde.
Reprenons notre première position; faisons face à Madagascar, et jetons
les yeux sur notre gauche: à nos pieds, au delà du Réduit, ce sont les
plaines Williams, après Moka le plus délicieux quartier de l'île, et que
termine, vers les plaines Saint-Pierre, la montagne du Corps-de-Garde,
taillée en croupe de cheval; puis par delà les Trois-Mamelles et les
grands bois, le quartier de la Savane, avec ses rivières au doux nom,
qu'on appelle les rivières des Citronniers, du Bain-des-Négresses et de
l'Arcade, avec son port si bien défendu par l'escarpement même de ses
côtes, qu'il est impossible d'y aborder autrement qu'en ami; avec ses
pâturages rivaux de ceux des plaines de Saint-Pierre, avec son sol
vierge encore comme une solitude de l'Amérique; enfin, au fond des
bois, le grand bassin où se trouvent de si gigantesques murènes, que ce
ne sont plus des anguilles, mais des serpents, et qu'on les a vues
entraîner et dévorer vivants des cerfs poursuivis par des chasseurs et
des nègres marrons qui avaient eu l'imprudence de s'y baigner.
Enfin, tournons-nous vers notre droite: voici le quartier du Rempart,
dominé par le morne de la Découverte, au sommet duquel se dressent
des mâts de vaisseaux qui, d'ici, nous semblent fins et déliés comme
des branches de saule; voici le cap Malheureux, voici la baie des
Tombeaux, voici l'église des Pamplemousses. C'est dans ce quartier que
s'élevaient les deux cabanes voisines de madame de La Tour et de

Marguerite; c'est au cap Malheureux que se brisa le Saint-Géran; c'est à
la baie des Tombeaux qu'on retrouva le corps d'une jeune fille tenant un
portrait serré dans sa main; c'est à l'église des Pamplemousses, et deux
mois après, que, côte à côte
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