Georges | Page 2

Alexandre Dumas, père
des terres arides et des déserts
brûlés par le soleil. Passons: je vous ai promis de fraîches eaux, de
doux ombrages, des fruits sans cesse mûrissants et des fleurs éternelles.
Salut à l'océan Indien, où nous pousse le vent d'ouest: salut au théâtre
des Mille et une Nuits; nous approchons du but de notre voyage. Voici
Bourbon la mélancolique, rongée par un volcan éternel. Donnons un
coup d'oeil à ses flammes et un sourire à ses parfums; puis filons
quelques noeuds encore, et passons entre l'île Plate et le Coin-de-Mire;
doublons la pointe aux Canonniers; arrêtons-nous au pavillon. Jetons
l'ancre, la rade est bonne; notre brick, fatigué de sa longue traversée,
demande du repos. D'ailleurs, nous sommes arrivés car cette terre, c'est
la terre fortunée que la nature semble avoir cachée aux confins du
monde, comme une mère jalouse cache aux regards profanes la beauté
virginale de sa fille; car cette terre, c'est la terre promise, c'est la perle
de l'océan Indien, c'est l'île de France.
Maintenant, chaste fille des mers, soeur jumelle de Bourbon, rivale
fortunée de Ceylan, laisse-moi soulever un coin de ton voile pour te
montrer à l'étranger ami, au voyageur fraternel qui m'accompagne;
laisse-moi dénouer ta ceinture; oh! la belle captive! car nous sommes
deux pèlerins de France et peut-être un jour la France pourra-t-elle te
racheter, riche fille de l'Inde, au prix de quelque pauvre royaume
d'Europe.
Et vous qui nous avez suivis des yeux et de la pensée, laissez-moi
maintenant vous dire la merveilleuse contrée, avec ses champs toujours
fertiles, avec sa double moisson, avec son année faite de printemps et
d'étés qui se suivent et se remplacent sans cesse l'un l'autre, enchaînant
les fleurs aux fruits, et les fruits aux fleurs. Laissez-moi dire l'île
poétique qui baigne ses pieds dans la mer, et qui cache sa tête dans les
nuages; autre Vénus née, comme sa soeur, de l'écume des flots, et qui
monte de son humide berceau à son céleste empire, toute couronnée de
jours étincelants et de nuits étoilées, éternelles parures qu'elle tenait de

la main du Seigneur lui-même, et que l'Anglais n'a pas encore pu lui
dérober.
Venez donc, et, si les voyages aériens ne vous effrayent pas plus que
les courses maritimes, prenez, nouveau Cléophas, un pan de mon
manteau, et je vais vous transporter avec moi sur le cône renversé du
Pieterboot, la plus haute montagne de l'île après le piton de la rivière
Noire. Puis, arrivés là, nous regarderons de tous côtés, et
successivement à droite, à gauche, devant et derrière, au-dessous de
nous et au-dessus de nous.
Au-dessus de nous vous le voyez c'est un ciel toujours pur, tout
constellé d'étoiles: c'est une nappe d'azur où Dieu soulève sous chacun
de ses pas une poussière d'or, dont chaque atome est un monde.
Au-dessous de nous, c'est l'île tout entière étendue à nos pieds, comme
une carte géographique de cent quarante-cinq lieues de tour, avec ses
soixante rivières qui semblent d'ici des fils d'argent destinés à fixer la
mer autour du rivage, et ses trente montagnes tout empanachées de bois
de nattes, de takamakas et de palmiers. Parmi toutes ces rivières, voyez
les cascades du Réduit et de la Fontaine, qui, du sein des bois où elles
prennent leur source, lancent au galop leurs cataractes pour aller, avec
une rumeur retentissante comme le bruit d'un orage, à l'encontre de la
mer qui les attend, et qui, calme ou mugissante, répond à leurs défis
éternels, tantôt par le mépris, tantôt par la colère; lutte de conquérants à
qui fera dans le monde plus de ravages et plus de bruit: puis, près de
cette ambition trompée, voyez la grande rivière Noire, qui roule
tranquillement son eau fécondante, et qui impose son nom respecté à
tout ce qui l'environne, montrant ainsi le triomphe de la sagesse sur la
force, et du calme sur l'emportement. Parmi toutes ces montagnes,
voyez encore le morne Brabant, sentinelle géante placée sur la pointe
septentrionale de l'île pour la défendre contre les surprises de l'ennemi
et briser les fureurs de l'Océan. Voyez le piton des Trois-Mamelles à la
base duquel coulent la rivière du Tamarin et la rivière du Rempart,
comme si l'Isis indienne avait voulu justifier en tout son nom. Voyez
enfin le Pouce, après le Pieterboot, où nous sommes, le pic le plus
majestueux de l'île, et qui semble lever un doigt au ciel pour montrer au

maître et à ses esclaves qu'il y a au-dessus de nous un tribunal qui fera
justice à tous deux.
Devant nous, c'est le port Louis, autrefois le port Napoléon, la capitale
de l'île, avec ses nombreuses maisons en bois, ses deux ruisseaux qui, à
chaque orage, deviennent des torrents, son île des Tonneliers qui en
défend les approches, et sa population bariolée qui semble un
échantillon de tous les
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