George Sand | Page 6

Elme Caro
où elle
avait eu sa révélation. Plus tard elle reprendra les souvenirs de cette
période de sa vie dans un récit brûlant d'amour divin, dans Spiridion, ou
plutôt dans les premières pages du récit; car il arrive un moment où
l'âme tendrement exaltée du jeune moine est en proie à des troubles et à

des visions d'un autre genre qui le détournent de la foi simple et le
jettent dans des voies nouvelles. Mais le début du roman garde
l'empreinte d'une grande et sincère émotion religieuse qui ne se
rencontre nulle part, dans la vie de l'auteur, au même degré qu'au
couvent des Anglaises. Comme il arriva pour le jeune moine Spiridion,
la vie vint bientôt chez elle troubler ce beau rêve mystique, déconcerter
l'extase et apporter des éléments nouveaux qui modifièrent
profondément l'impression reçue. Mais elle en conserva toujours un
germe d'idéalisme chrétien que les accidents de la vie, ses aventures
mêmes ne purent jamais étouffer et qui reparaissait toujours après des
éclipses passagères.
La fièvre religieuse s'apaisa bientôt, à son retour à Nohant, où la
rappelait la sollicitude un peu inquiète de sa grand'mère et où des
incertitudes cruelles sur une santé précaire l'obligèrent à rentrer dans les
soucis de la vie pratique. Pendant les dix derniers mois que dura la
lente et inévitable destruction d'une vie qui lui était chère, Aurore vécut
près du lit de Mme Dupin, ou seule dans une tristesse presque sauvage.
Cette mélancolie profonde n'était un instant suspendue que par des
promenades à cheval, «par cette rêverie au galop», et sans but, qui lui
faisait parcourir une succession rapide de paysages, tantôt mornes,
tantôt délicieux, et dont les seuls épisodes, notés par elle et consignés
dans ses souvenirs, étaient des rencontres pittoresques de troupeaux ou
d'oiseaux voyageurs, le bruit d'un ruisseau dont l'eau clapotait sous les
pieds des chevaux, un déjeuner sur un banc de ferme avec son petit
page rustique André, stylé par Deschartres à ne pas interrompre son
silence plein de songes. C'est alors qu'elle devint tout à fait poète par la
tournure de son esprit et par la sensation aiguë des choses extérieures,
mais poète sans s'en apercevoir, sans le savoir.
En même temps elle prenait la résolution de s'instruire et se mit avec
ardeur à des lectures qui l'attachèrent passionnément. Elle sentait le
vide qu'avait laissé dans son esprit son éducation dispersée et fortuite
sous la discipline bizarre de Deschartres ou sous la règle trop
indulgente du couvent. Elle se mit à lire énormément, mais avec une
curiosité tumultueuse, sans direction et sans ordre. Un nouveau
changement se fit à cette époque dans son esprit. Elle abandonna

l'Imitation de Jésus-Christ et le dogme de l'humilité pour le Génie du
Christianisme, qui l'initiait à la poésie romantique plutôt qu'à une forme
nouvelle de la vérité religieuse. Bientôt elle passa à la philosophie;
chaque livre nouveau marquait en elle comme une nouvelle ère. Je ne
connais rien de dangereux comme la métaphysique, prise à grande dose
et sans méthode par un esprit ardent et complètement inexpérimenté. Il
y a pour ces jeunes intelligences un égal péril ou de s'attacher
exclusivement à une doctrine, quand on est incapable de l'examiner
avec sang-froid, et d'y puiser l'enthousiasme exclusif d'un sectaire, ou
bien de tout confondre et de tout mêler dans un éclectisme sans
jugement, de rapprocher par des affinités de sentiment des noms et des
dogmes disparates, comme Jésus-Christ et Spinoza. La jeune rêveuse
ne put échapper à ce double péril: elle passa tour à tour de
l'enthousiasme qui confond tout à l'enthousiasme qui s'attache
exclusivement à une pensée ou à un nom, tout cela au gré de la
sensation présente ou du caprice de l'imagination. Mais elle augmentait
rapidement son capital de connaissances, qui fut bientôt considérable,
bien qu'assez mal classé. Sans façons, elle s'était mise aux prises avec
Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote,
Leibniz surtout, qu'elle mettait au-dessus de tous les autres comme
métaphysicien (ce qui était une vue et une préférence heureuses),
Montaigne, Pascal. Puis étaient venus les poètes et les moralistes, La
Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare; le tout sans idée
de suite, sans programme d'études, comme ils lui tombèrent sous la
main. Elle s'emparait de cette masse tourbillonnante d'idées avec une
étrange facilité d'intuition; la cervelle était profonde et large, la
mémoire était docile, le sentiment vif et rapide, la volonté tendue. Enfin
Rousseau était arrivé; elle avait reconnu son maître, elle avait subi le
charme impérieux de cette logique ardente, et son divorce avec le
catholicisme fut consommé.
Dans ce conflit d'opinions et de doctrines, sa force nerveuse s'était
épuisée à essayer de tout comprendre, de tout concilier ou de choisir.
René de Chateaubriand, Hamlet de Shakespeare, Byron enfin avaient
achevé l'oeuvre. Elle était tombée dans un désarroi intellectuel et moral,
dans une mélancolie qu'elle n'essayait
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