mort. Elle ne s'approchait jamais de la rivière sans éprouver dans sa tête comme une gaieté fébrile, en se disant: ?Comme c'est aisé! Je n'aurais qu'un pas à faire.? Oui ou Non?--Voilà ce qu'elle se répétait assez souvent et assez longtemps pour risquer d'être lancée par le Oui au fond de cette eau transparente qui la magnétisait. Un jour, le Oui fut prononcé; elle poussa son cheval hors de la voie marquée par le gué, dans le hasard des eaux profondes. C'en était fait d'elle et des chefs-d'oeuvre futurs, si la bonne jument Colette ne l'avait sauvée, d'un bond extraordinaire, hors du gouffre.
La mort de sa grand'mère, dont elle raconte les derniers moments avec une douleur sans phrase et une sincérité touchante, termina la période d'initiation. La séparation entre les deux familles paternelle et maternelle fut consommée, légalement au moins, par l'ouverture du testament. Sa mère, prévenue par quelqu'un, connaissait depuis longtemps la clause qui la séparait de sa fille; elle savait aussi l'adhésion donnée à cette clause. De là de nouvelles tempêtes. On y céda dans une certaine mesure. Aurore dut rompre avec ses parents de Villeneuve, à qui elle était recommandée par le voeu de la morte. Ce fut un nouveau déchirement de famille.
Pour obvier à une situation fausse et parfois intolérable, Mme Dupin conduisit un jour sa fille à la campagne, chez des amis qu'elle avait rencontrés trois jours auparavant et qui se trouvaient être les meilleures gens de la terre, les Duplessis; ils habitaient avec leurs enfants une belle villa de la Brie. Mme Dupin promit de venir la chercher ?la semaine prochaine?. Elle l'y laissa cinq mois, et c'est là que se fit, un jour, le mariage qui devait clore tout naturellement des relations de famille orageuses et parfois même extravagantes et constituer pour la jeune femme une existence normale en espérance.
Ici encore les déceptions ne manquèrent pas. Aurore passait pour une riche héritière, d'assez belle figure et d'un caractère gai, quand elle n'était pas en contact avec les emportements et les irritations de sa mère, qui avaient le privilège de la rendre affreusement triste. C'est dans la famille Duplessis qu'elle rencontra le fils naturel d'un colonel en retraite, M. Dudevant, dont la fortune était en rapport avec la sienne et qui la prit tout de suite à gré, ?tout en ne lui parlant point d'amour, et s'avouant peu disposé à la passion subite, à l'enthousiasme, et, dans tous les cas, inhabile à l'exprimer d'une manière séduisante?. On fit à Aurore la plaisanterie de la traiter comme sa femme future; il n'en fallut pas davantage. Elle se maria presque passivement, comme elle faisait tous les actes extérieurs de sa vie. Le mariage eut lieu en septembre 1822; ils partirent pour Nohant, où sa première occupation, pendant l'hiver de 1823, fut le souci de la maternité qui se préparait pour elle, à travers les plus doux rêves et les plus vives aspirations. La transformation fut complète pour elle. Les besoins de l'intelligence, l'inquiétude des pensées, les curiosités de l'étude comme celles de l'observation, tout disparut, dit-elle, aussit?t que le doux fardeau se fit sentir. ?La Providence veut que, dans cette phase d'attente et d'espoir, la vie physique et la vie du sentiment prédominent. Aussi les veilles, les lectures, les rêveries, la vie intellectuelle en un mot fut naturellement supprimée, et sans le moindre mérite ni le moindre regret.? Son mari était une nature négative et tatillonne; il passait sa vie à la chasse; elle, sans un seul point d'appui autour d'elle, s'abstint de rêver; elle fit des layettes avec une ardeur et bient?t une maestria de coup de ciseaux qui la surprirent elle-même.
Sauf l'épisode de la maternité, les commencements de cette existence nouvelle furent assez ternes. Ce ne fut que par accident que revinrent plus tard des accès de cette exaltation douloureuse qui avait fait jusque-là son secret supplice et, ce qui est plus dangereux, sa secrète et chère volupté. Quelques années se passèrent dans une sorte de tranquillité prosa?que et de bonheur négatif. Le rêve semblait s'être enfui bien loin; deux beaux enfants grandissaient autour d'elle. Elle était devenue, s'il faut l'en croire, une campagnarde engourdie, en apparence au moins; elle s'appliqua même à devenir une bonne femme de ménage, ce qui est plus difficile encore. Si sa pensée travaillait encore solitairement dans la condition très bourgeoise où elle semblait condamnée à vivre, la jeune mère n'avait pas le pédantisme de ses agitations morales; personne n'en avait le secret ni même le soup?on autour d'elle, et quand elle eut écrit ses premiers romans, un de ses plus chers amis, un habitué de Nohant, le Malgache, lui écrivait: ?Lélia, c'est une fantaisie. ?a ne vous ressemble pas, à vous qui êtes gaie, qui dansez la bourrée, qui appréciez le lépidoptère, qui ne méprisez pas le calembour,
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