plut?t dans les premières pages du récit; car il arrive un moment où l'ame tendrement exaltée du jeune moine est en proie à des troubles et à des visions d'un autre genre qui le détournent de la foi simple et le jettent dans des voies nouvelles. Mais le début du roman garde l'empreinte d'une grande et sincère émotion religieuse qui ne se rencontre nulle part, dans la vie de l'auteur, au même degré qu'au couvent des Anglaises. Comme il arriva pour le jeune moine Spiridion, la vie vint bient?t chez elle troubler ce beau rêve mystique, déconcerter l'extase et apporter des éléments nouveaux qui modifièrent profondément l'impression re?ue. Mais elle en conserva toujours un germe d'idéalisme chrétien que les accidents de la vie, ses aventures mêmes ne purent jamais étouffer et qui reparaissait toujours après des éclipses passagères.
La fièvre religieuse s'apaisa bient?t, à son retour à Nohant, où la rappelait la sollicitude un peu inquiète de sa grand'mère et où des incertitudes cruelles sur une santé précaire l'obligèrent à rentrer dans les soucis de la vie pratique. Pendant les dix derniers mois que dura la lente et inévitable destruction d'une vie qui lui était chère, Aurore vécut près du lit de Mme Dupin, ou seule dans une tristesse presque sauvage. Cette mélancolie profonde n'était un instant suspendue que par des promenades à cheval, ?par cette rêverie au galop?, et sans but, qui lui faisait parcourir une succession rapide de paysages, tant?t mornes, tant?t délicieux, et dont les seuls épisodes, notés par elle et consignés dans ses souvenirs, étaient des rencontres pittoresques de troupeaux ou d'oiseaux voyageurs, le bruit d'un ruisseau dont l'eau clapotait sous les pieds des chevaux, un déjeuner sur un banc de ferme avec son petit page rustique André, stylé par Deschartres à ne pas interrompre son silence plein de songes. C'est alors qu'elle devint tout à fait poète par la tournure de son esprit et par la sensation aigu? des choses extérieures, mais poète sans s'en apercevoir, sans le savoir.
En même temps elle prenait la résolution de s'instruire et se mit avec ardeur à des lectures qui l'attachèrent passionnément. Elle sentait le vide qu'avait laissé dans son esprit son éducation dispersée et fortuite sous la discipline bizarre de Deschartres ou sous la règle trop indulgente du couvent. Elle se mit à lire énormément, mais avec une curiosité tumultueuse, sans direction et sans ordre. Un nouveau changement se fit à cette époque dans son esprit. Elle abandonna l'Imitation de Jésus-Christ et le dogme de l'humilité pour le Génie du Christianisme, qui l'initiait à la poésie romantique plut?t qu'à une forme nouvelle de la vérité religieuse. Bient?t elle passa à la philosophie; chaque livre nouveau marquait en elle comme une nouvelle ère. Je ne connais rien de dangereux comme la métaphysique, prise à grande dose et sans méthode par un esprit ardent et complètement inexpérimenté. Il y a pour ces jeunes intelligences un égal péril ou de s'attacher exclusivement à une doctrine, quand on est incapable de l'examiner avec sang-froid, et d'y puiser l'enthousiasme exclusif d'un sectaire, ou bien de tout confondre et de tout mêler dans un éclectisme sans jugement, de rapprocher par des affinités de sentiment des noms et des dogmes disparates, comme Jésus-Christ et Spinoza. La jeune rêveuse ne put échapper à ce double péril: elle passa tour à tour de l'enthousiasme qui confond tout à l'enthousiasme qui s'attache exclusivement à une pensée ou à un nom, tout cela au gré de la sensation présente ou du caprice de l'imagination. Mais elle augmentait rapidement son capital de connaissances, qui fut bient?t considérable, bien qu'assez mal classé. Sans fa?ons, elle s'était mise aux prises avec Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibniz surtout, qu'elle mettait au-dessus de tous les autres comme métaphysicien (ce qui était une vue et une préférence heureuses), Montaigne, Pascal. Puis étaient venus les poètes et les moralistes, La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare; le tout sans idée de suite, sans programme d'études, comme ils lui tombèrent sous la main. Elle s'emparait de cette masse tourbillonnante d'idées avec une étrange facilité d'intuition; la cervelle était profonde et large, la mémoire était docile, le sentiment vif et rapide, la volonté tendue. Enfin Rousseau était arrivé; elle avait reconnu son ma?tre, elle avait subi le charme impérieux de cette logique ardente, et son divorce avec le catholicisme fut consommé.
Dans ce conflit d'opinions et de doctrines, sa force nerveuse s'était épuisée à essayer de tout comprendre, de tout concilier ou de choisir. René de Chateaubriand, Hamlet de Shakespeare, Byron enfin avaient achevé l'oeuvre. Elle était tombée dans un désarroi intellectuel et moral, dans une mélancolie qu'elle n'essayait même plus de combattre. Elle avait résolu de s'abstenir autant que possible de la vie; elle avait même passé du dégo?t de la vie au désir de la
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