George Sand et ses amis | Page 3

Abert le Roy
de la Terreur. Les revenus de Nohant ne s'élevaient pas à
4.000 francs, payables en assignats, et il fallait rembourser des
emprunts onéreux contractés en 1793. Durant plus d'un an, on vécut,
paraît-il, des médiocres revenus du jardin, de la vente des légumes et
des fruits qui produisait au marché de 12 à 15 francs par semaine. Puis
l'horizon s'éclaircit, sans que jamais la fortune patrimoniale, après la
Révolution, ait dépassé 15.000 livres de rente.
Le père de George Sand, Maurice Dupin nous laisse l'impression d'un
assez mauvais sujet. Est-ce la faute de l'éducation qu'il reçut ou des
commotions politiques et sociales? Du moins il manquait d'équilibre,
peut-être même de bon sens, et l'Histoire de ma Vie essaie en vain de
colorer avantageusement ses défauts: «Ce père que j'ai à peine connu,
et qui est resté dans ma mémoire comme une brillante apparition, ce
jeune homme artiste et guerrier est resté tout entier vivant dans les
élans de mon âme, dans les fatalités de mon organisation, dans les traits
de mon visage.» Il y a là quelque hyperbole et un excès d'adoration
filiale. La destinée de Maurice Dupin fut surtout hasardeuse, comme
l'était sa pensée. A dix-neuf ans, il voulait être musicien et jouait la
comédie dans les salons de La Châtre. L'année suivante, la loi du 2
vendémiaire an VII ayant institué le service militaire obligatoire, il lui
fallut servir sous les drapeaux de la République. Sa mère, toute
royaliste qu'elle fût, avait aliéné ses diamants pour l'équiper. Il est
protégé par le citoyen La Tour d'Auvergne Corret, capitaine d'infanterie,
et rejoint son régiment à Cologne; ensuite il passe en Italie. Entre temps,
un incident était survenu à Nohant, que George Sand relate sans
s'émouvoir, mais qui dut troubler la quiétude de madame Dupin: «Une
jeune femme, attachée au service de la maison, venait de donner le jour
à un beau garçon, qui a été plus tard le compagnon de mon enfance et
l'ami de ma jeunesse. Cette jolie personne n'avait pas été victime de la
séduction. Elle avait cédé, comme mon père, à l'entraînement de son
âge. Ma grand'mère l'éloigna sans reproche, pourvut à son existence,
garda l'enfant et l'éleva.» George Sand ajoute: «Elle avait lu et chéri
Jean-Jacques; elle avait profité de ses vérités et de ses erreurs.»

Maurice Dupin, lui aussi, avait-il lu Rousseau? En tous cas, il avait
trouvé une Thérèse dans le personnel domestique de Nohant.
La guerre lui réserve d'autres aventures. Il traverse le Saint-Bernard en
prairial an VIII et nous raconte comment il fut accueilli à Aoste par le
Premier Consul, qui venait de l'attacher à son état-major: «Je fus à lui
pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon
compliment pour me demander qui j'étais.--Le petit-fils du maréchal de
Saxe.--Ah oui! ah bon! Dans quel régiment êtes-vous?--1er de
chasseurs.--Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous êtes donc adjoint à
l'état-major?--Oui, général.--C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de
vous voir.--Et il tourna le dos.»
Après avoir pris part à la bataille de Marengo, voici en quels termes
Maurice Dupin relate ses impressions, dans une lettre à son oncle de
Beaumont, ou, comme dit la suscription, au citoyen Beaumont, à l'hôtel
de Bouillon, quai Malaquais, Paris:
«Pim, pan, pouf, patatra! en avant! sonne la charge! en retraite, en
batterie! nous sommes perdus! victoire! sauve qui peut! Courez à droite,
à gauche, au milieu! revenez, restez, partez, dépêchons-nous! Gare
l'obus! au galop! Baisse la tête, voilà un boulet qui ricoche!... Des
morts, des blessés, des jambes de moins, des bras emportés, des
prisonniers, des bagages, des chevaux, des mulets; des cris de rage, des
cris de victoire, des cris de douleur, une poussière du diable, une
chaleur d'enfer; un charivari, une confusion, une bagarre magnifique;
voilà, mon bon et aimable oncle, en deux mots, l'aperçu clair et net de
la bataille de Marengo, dont votre neveu est revenu très bien portant,
après avoir été culbuté, lui et son cheval, par le passage d'un boulet, et
avoir été régalé pendant quinze heures par les Autrichiens du feu de
trente pièces de canon, de vingt obusiers et de trente mille fusils.»
Ce qui vaut mieux que tout ce verbiage, c'est qu'il fut nommé par
Bonaparte lieutenant sur le champ de bataille. Mais il appréhende la fin
de la guerre et il s'écrie avec une pointe de gasconnade: «Encore trois
ou quatre culbutes sur la poussière, et j'étais général.» Le séjour
enchanteur de Milan va tourner d'autre côté ses préoccupations. Il est
amoureux, non pas à la légère comme il lui est advenu sur les bords du

Rhin ou à Nohant, mais avec tout l'emportement d'une passion qui veut
être durable. Et il s'en ouvre à sa mère, dans une lettre écrite d'Asola, le
29 frimaire an IX: «Qu'il est doux d'être aimé, d'avoir
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