lut tout d'une haleine la Nouvelle Héloïse. Aux
dernières pages elle sanglotait, et ce jour-là, du matin jusqu'au soir, elle
ne fit que pleurer. «J'en étais malade, dit-elle, j'en étais laide.»
Rousseau arrive sur ces entrefaites, et M. de Francueil se garde de la
prévenir. «Je ne finissais pas de m'accommoder, ne me doutant point
qu'il était là, l'ours sublime, dans mon salon. Il y était entré d'un air
demi-niais, demi-bourru, et s'était assis dans un coin, sans marquer
d'autre impatience que celle de dîner, afin de s'en aller bien vite. Enfin,
ma toilette finie, et mes yeux toujours rouges et gonflés, je vais au
salon; j'aperçois un petit homme assez mal vêtu et comme renfrogné,
qui se levait lourdement, qui mâchonnait des mots confus. Je le regarde
et je devine; je crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-Jacques,
étourdi de cet accueil, veut me remercier et fond en larmes. Francueil
veut nous remettre l'esprit par une plaisanterie et fond en larmes. Nous
ne pûmes nous rien dire. Rousseau me serra la main et ne m'adressa pas
une parole. On essaya de dîner pour couper court à tous ces sanglots.
Mais je ne pus rien manger, M. de Francueil ne put avoir de l'esprit, et
Rousseau s'esquiva en sortant de table, sans avoir dit un mot.» Quant à
George Sand, quatre-vingts ans plus tard, elle est radieuse d'avoir eu
une grand'mère qui a pleuré avec Jean-Jacques.
La Révolution jeta en prison, pour quelques semaines, madame Dupin,
très attachée aux hommes et aux choses de l'ancien régime. Son fils,
Maurice, le père de George Sand, avait l'humeur plus libérale, et les
lettres qu'il écrivit durant la Terreur, reproduites dans l'Histoire de ma
Vie, sont d'un style assez alerte. Il gardait, d'ailleurs, certains préjugés
du monde où il avait grandi, celui par exemple d'imputer à Robespierre
la responsabilité de toutes les violences auxquelles la République fut
condamnée, pour se défendre contre ses adversaires du dehors et du
dedans. Plus équitable et mieux informée, George Sand s'applique à
détruire cette légende. «Voilà, dit-elle, l'effet des calomnies de la
réaction. De tous les terroristes, Robespierre fut le plus humain, le plus
ennemi par nature et par conviction des apparentes nécessités de la
Terreur et du fatal système de la peine de mort. Cela est assez prouvé
aujourd'hui, et l'on ne peut pas récuser à cet égard le témoignage de M.
de Lamartine. La réaction thermidorienne est une des plus lâches que
l'histoire ait produites. Cela est encore suffisamment prouvé. A
quelques exceptions près, les thermidoriens n'obéirent à aucune
conviction, à aucun cri de la conscience en immolant Robespierre. La
plupart d'entre eux le trouvaient trop faible et trop miséricordieux la
veille de sa mort, et le lendemain ils lui attribuèrent leurs propres
forfaits pour se rendre populaires. Soyons justes enfin, et ne craignons
plus de le dire: Robespierre est le plus grand homme de la Révolution
et un des plus grands hommes de l'histoire.»
L'esprit révolutionnaire animera George Sand, dirigera sa pensée et
inspirera son oeuvre, encore qu'elle ait reçu des traditions de famille et
une éducation qui devaient lui inculquer des sentiments contraires. Sa
grand'mère, madame Dupin, au sortir des prisons de la Terreur, eut des
procès qui entamèrent sa fortune: c'était double raison pour détester le
régime nouveau. On vivait, au fond du Berry, dans cette terre de
Nohant que George Sand a tant aimée. Elle y passa presque toute sa vie
et elle souhaitait de pouvoir y mourir: son voeu s'est réalisé. Voici la
peinture qu'elle a tracée de ce modeste domaine qu'il nous importe de
connaître. C'est le cadre même de son existence:
«L'habitation est simple et commode. Le pays est sans beauté, bien que
situé au centre de la Vallée Noire, qui est un vaste et admirable site...
Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement
de terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce ou de la Brie,
c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissants détails
que nous trouvons en descendant jusqu'au lit caché de la rivière, à un
quart de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous
embrassons en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un
paysage nu et borné... Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros
noyers tout ronds, ces petits chemins ombragés, ces buissons en
désordre, ce cimetière plein d'herbe, ce petit clocher couvert en tuiles,
ce porche de bois brut, ces grands ormeaux délabrés, ces maisonnettes
de paysan entourées de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et
de leurs vertes chenevières, tout cela devient doux à la vue et cher à la
pensée, quand on a vécu si longtemps dans ce milieu calme, humble et
silencieux.»
C'est là que madame Dupin traversera des années de gêne extrême, au
lendemain
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