Gaspard de la nuit | Page 7

Louis Bertrand
se recueillir, qui s'entretient
avec des esprits de beauté, de science, de sagesse et d'amour, et qui se consume à pénétrer
les mystérieux symboles de la nature.--Callot, au contraire, est le lansquenet fanfaron et
grivois qui se pavane sur la place, qui fait du bruit dans la taverne, qui caresse les filles de
bohémiens, qui ne jure que par sa rapière et par son escopette, et qui n'a d'autre
inquiétude que de cirer sa moustache.--Or, l'auteur de ce livre a envisagé l'art sous cette
double personnification; mais il n'a point été trop exclusif, et voici, outre les fantaisies à
la manière de Rembrandt et de Callot, des études sur Van Eyck, Lucas de Leyde, Albert
Dürer, Peter Neef, Breughel de Velours, Breughel d'Enfer, Van Ostade, Gérard Dow,
Salvator Rosa, Murillo, Fusely et plusieurs autres maîtres de différentes écoles.
Et que si on demande à l'auteur pourquoi il ne parangonne point en tête de son ouvrage
quelque belle théorie littéraire, il sera forcé de répondre que M. Séraphin ne lui a pas
expliqué le mécanisme de ses ombres chinoises, et que Polichinelle cache à la foule
curieuse le fil conducteur de son bras.--Il se contente de signer son oeuvre:
GASPARD DE LA NUIT.
* * * * *
À M. VICTOR HUGO.
La gloire ne sait point ma demeure ignorée, Et je chante tout seul ma chanson éplorée,
Qui n'a de charme que pour moi.

CH. BRUGNOT.--Ode.
Nargue de vos esprits errants, dit Adam, je ne m'en inquiète pas plus qu'un aigle ne
s'inquiète d'une troupe d'oies sauvages; tous ces êtres-là ont pris la fuite depuis que les
chaires sont occupées par de braves ministres, et les oreilles du peuple remplies de saintes
doctrines.
WALTER SCOTT.--L'Abbé, chap. XVI.
Le livre mignard de tes vers, dans cent ans comme aujourd'hui, sera le bien choyé des
châtelaines, des damoiseaux et des ménestrels, florilège de chevalerie, décaméron
d'amour qui charmera les nobles oisivetés des manoirs.
Mais le petit livre que je te dédie aura subi le sort de tout ce qui meurt, après avoir, une
matinée peut-être, amusé la cour et la ville qui s'amusent de peu de chose.
Alors, qu'un bibliophile s'avise d'exhumer cette oeuvre moisie et vermoulue, il y lira à la
première page ton nom illustre qui n'aura point sauvé le mien de l'oubli.
Sa curiosité délivrera le frêle essaim de mes esprits qu'auront emprisonnés si longtemps
des fermaux de vermeil dans une geôle de parchemin.
Et ce sera pour lui une trouvaille non moins précieuse que l'est pour nous celle de
quelque légende en lettres gothiques, écussonnée d'une licorne ou de deux cigognes.
Paris, 10 septembre 1836.
* * * * *
Les Fantaisies
de
Gaspard de la Nuit.
* * * * *
Ici commence le premier Livre des Fantaisies De Gaspard De la Nuit
* * * * *
ÉCOLE FLAMANDE

I
HARLEM.
Quand d'Amsterdam le coq d'or chantera La poule d'or de Harlem pondera.

Les Centuries de Nostradamus.
Harlem, cette admirable bambochade qui résume l'école flamande, Harlem peint par Jean
Breughel, Peeter Neef, David Téniers et Paul Rembrandt;
Et le canal où l'eau bleue tremble, et l'église où le vitrage d'or flamboie, et le stoël[1] où
sèche le linge au soleil, et les toits, verts de houblon;
Et les cigognes qui battent des ailes autour de l'horloge de la ville, tendant le col du haut
des airs et recevant dans leur bec les gouttes de pluie;
Et l'insouciant bourguemestre qui caresse de la main son menton double, et l'amoureux
fleuriste qui maigrit, l'oeil attaché à une tulipe;
Et la bohémienne qui se pâme sur sa mandoline, et le vieillard qui joue du Rommelpot[2],
et l'enfant qui enfle une vessie;
Et les buveurs qui fument dans l'estaminet borgne, et la servante de l'hôtellerie qui
accroche à la fenêtre un faisan mort.

II
LE MAÇON.
Le maître Maçon.--Regardez ces bastions, ces contreforts: on les dirait construits pour
l'éternité.
SCHILLER.--Guillaume Tell.
Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les airs échafaudé, si haut
que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle de ses pieds et l'église aux trente
arc-boutants, et la ville aux trente églises.
Il voit les tarasques de pierre vomir l'eau des ardoises dans l'abîme confus des galeries,
des fenêtres, des pendentifs, des clochetons, des tourelles, des toits et des charpentes, que
tache d'un point gris l'aile échancrée et immobile du tiercelet.
Il voit les fortifications qui se découpent en étoile, la citadelle qui se rengorge comme une
géline dans un tourteau, les cours des palais où le soleil tarit les fontaines, et les cloîtres
des monastères où l'ombre tourne autour des piliers.
Les troupes impériales se sont logées dans le faubourg. Voilà qu'un cavalier tambourine
là-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau à trois cornes, ses aiguilles de laine
rouge, sa cocarde traversée
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