Fort comme la mort | Page 3

Guy de Maupassant
pastel que je commence, le portrait de la princesse de Pontève.
--Vous savez, dit-elle gravement, que si vous vous remettez à faire des portraits de femme, je fermerai votre atelier. Je sais trop où ?a mène, ce travail-là.
--Oh! dit-il, on ne fait pas deux fois un portrait d'Any.
--Je l'espère bien.
Elle examinait le pastel commencé en femme qui sait les questions d'art. Elle s'éloigna, se rapprocha, fit un abat-jour de sa main, chercha la place d'où l'esquisse était le mieux en lumière, puis elle se déclara satisfaite.
--Il est fort bon. Vous réussissez très bien le pastel.
Il murmura, flatté:
--Vous trouvez?
--Oui, c'est un art délicat où il faut beaucoup de distinction. ?a n'est pas fait pour les ma?ons de la peinture.
Depuis douze ans elle accentuait son penchant vers l'art distingué, combattait ses retours vers la simple réalité, et par des considérations d'élégance mondaine, elle le poussait tendrement vers un idéal de grace un peu maniéré et factice.
Elle demanda:
--Comment est-elle, la princesse?
Il dut lui donner mille détails de toute sorte, ces détails minutieux où se compla?t la curiosité jalouse et subtile des femmes, en passant des remarques sur la toilette aux considérations sur l'esprit.
Et soudain:
--Est-elle coquette avec vous?
Il rit et jura que non.
Alors, posant ses deux mains sur les épaules du peintre, elle le regarda fixement. L'ardeur de l'interrogation faisait frémir la pupille ronde au milieu de l'iris bleu taché d'imperceptibles points noirs comme des éclaboussures d'encre.
Elle murmura de nouveau:
--Bien vrai, elle n'est pas coquette?
--Oh! bien vrai.
Elle ajouta:
--Je suis tranquille d'ailleurs. Vous n'aimerez plus que moi maintenant. C'est fini, fini pour d'autres. Il est trop tard, mon pauvre ami.
Il fut effleuré par ce léger frisson pénible qui fr?le le coeur des hommes m?rs quand on leur parle de leur age, et il murmura:
--Aujourd'hui, demain, comme hier, il n'y a eu et il n'y aura que vous en ma vie, Any.
Elle lui prit alors le bras, et retournant vers le divan, le fit asseoir à c?té d'elle.
--A quoi pensiez-vous?
--Je cherche un sujet de tableau.
--Quoi donc?
--Je ne sais pas, puisque je cherche.
--Qu'avez-vous fait ces jours-ci?
Il dut lui raconter toutes les visites qu'il avait re?ues, les d?ners et les soirées, les conversations et les potins. Ils s'intéressaient l'un et l'autre d'ailleurs à toutes ces choses futiles et familières de l'existence mondaine. Les petites rivalités, les liaisons connues ou soup?onnées, les jugements tout faits, mille fois redits, mille fois entendus, sur les mêmes personnes, les mêmes événements et les mêmes opinions, emportaient et noyaient leurs esprits dans ce fleuve trouble et agité qu'on appelle la vie parisienne. Connaissant tout le monde, dans tous les mondes, lui comme artiste devant qui toutes les portes s'étaient ouvertes, elle comme femme élégante d'un député conservateur, ils étaient exercés à ce sport de la causerie fran?aise fine, banale, aimablement malveillante, inutilement spirituelle, vulgairement distinguée qui donne une réputation particulière et très enviée à ceux dont la langue s'est assouplie à ce bavardage médisant.
--Quand venez-vous d?ner? demanda-t-elle tout à coup.
--Quand vous voudrez. Dites votre jour.
--Vendredi. J'aurai la duchesse de Mortemain, les Corbelle et Musadieu, pour fêter le retour de ma fillette qui arrive ce soir. Mais ne le dites pas. C'est un secret.
--Oh! mais oui, j'accepte. Je serai ravi de retrouver Annette. Je ne l'ai pas vue depuis trois ans.
--C'est vrai! Depuis trois ans!
élevée d'abord à Paris chez ses parents, Annette était devenue l'affection dernière et passionnée de sa grand'mère, Mme Paradin, qui, presque aveugle, demeurait toute l'année dans la propriété de son gendre, au chateau de Roncières, dans l'Eure. Peu à peu, la vieille femme avait gardé de plus en plus l'enfant près d'elle et, comme les Guilleroy passaient presque la moitié de leur vie en ce domaine où les appelaient sans cesse des intérêts de toute sorte, agricoles et électoraux, on avait fini par ne plus amener à Paris, que de temps en temps la fillette, qui préférait d'ailleurs la vie libre et remuante de la campagne à la vie clo?trée de la ville.
Depuis trois ans elle n'y était même pas venue une seule fois, la comtesse préférant l'en tenir tout à fait éloignée, afin de ne point éveiller en elle un go?t nouveau avant le jour fixé pour son entrée dans le monde. Mme de Guilleroy lui avait donné là-bas deux institutrices fort dipl?mées, et elle multipliait ses voyages auprès de sa mère et de sa fille. Le séjour d'Annette au chateau était d'ailleurs rendu presque nécessaire par la présence de la vieille femme.
Autrefois, Olivier Bertin allait chaque été passer six semaines ou deux mois à Roncières; mais depuis trois ans des rhumatismes l'avaient entra?né en des villes d'eaux lointaines qui avaient tellement ravivé son amour de Paris, qu'il ne le pouvait plus quitter en y rentrant.
La jeune fille, en principe, n'aurait d? revenir qu'à l'automne, mais son père avait brusquement con?u un projet de mariage pour elle, et il la
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