rayaient l'espace d'un vol incessant de flèches lancées semblaient vouloir les effacer en les biffant comme des traits de plume.
Il ne trouvait rien! Toutes les figures entrevues ressemblaient à quelque chose qu'il avait fait déjà, toutes les femmes apparues étaient les filles ou les soeurs de celles qu'avait enfantées son caprice d'artiste; et la crainte encore confuse, dont il était obsédé depuis un an, d'être vidé, d'avoir fait le tour de ses sujets, d'avoir tari son inspiration, se précisait devant cette revue de son oeuvre, devant cette impuissance à rêver du nouveau, à découvrir de l'inconnu.
Il se leva mollement pour chercher dans ses cartons parmi ses projets délaissés s'il ne trouverait point quelque chose qui éveillerait une idée en lui.
Tout en soufflant sa fumée, il se mit à feuilleter les esquisses, les croquis, les dessins qu'il gardait enfermés en une grande armoire ancienne; puis, vite dégo?té de ces vaines recherches, l'esprit meurtri par une courbature, il rejeta sa cigarette, siffla un air qui courait les rues et, se baissant, ramassa sous une chaise un pesant haltère qui tra?nait.
Ayant relevé de l'autre main une draperie voilant la glace qui lui servait à contr?ler la justesse des poses, à vérifier les perspectives, à mettre à l'épreuve la vérité, et s'étant placé juste en face, il jongla en se regardant.
Il avait été célèbre dans les ateliers pour sa force, puis dans le monde pour sa beauté. L'age, maintenant, pesait sur lui, l'alourdissait. Grand, les épaules larges, la poitrine pleine, il avait pris du ventre comme un ancien lutteur, bien qu'il continuat à faire des armes tous les jours et à monter à cheval avec assiduité. La tête était restée remarquable, aussi belle qu'autrefois, bien que différente. Les cheveux blancs, drus et courts, avivaient son oeil noir sous d'épais sourcils gris. Sa moustache forte, une moustache de vieux soldat, était demeurée presque brune et donnait à sa figure un rare caractère d'énergie et de fierté.
Debout devant la glace, les talons unis, le corps droit, il faisait décrire aux deux boules de fonte tous les mouvements ordonnés, au bout de son bras musculeux, dont il suivait d'un regard complaisant l'effort tranquille et puissant.
Mais soudain, au fond du miroir où se reflétait l'atelier tout entier, il vit remuer une portière, puis une tête de femme parut, rien qu'une tête qui regardait. Une voix, derrière lui, demanda:
--On est ici?
Il répondit:--Présent--en se retournant. Puis jetant son haltère sur le tapis, il courut vers la porte avec une souplesse un peu forcée.
Une femme entrait, en toilette claire. Quand ils se furent serré la main:
--Vous vous exerciez, dit-elle.
--Oui, dit-il, je faisais le paon, et je me suis laissé surprendre.
Elle rit et reprit:
--La loge de votre concierge était vide et, comme je vous sais toujours seul à cette heure-ci, je suis entrée sans me faire annoncer.
Il la regardait.
--Bigre! comme vous êtes belle. Quel chic!
--Oui, j'ai une robe neuve. La trouvez-vous jolie?
--Charmante, d'une grande harmonie. Ah! on peut dire qu'aujourd'hui on a le sentiment des nuances.
Il tournait autour d'elle, tapotait l'étoffe, modifiait du bout des doigts l'ordonnance des plis, en homme qui sait la toilette comme un couturier, ayant employé, durant toute sa vie, sa pensée d'artiste et ses muscles d'athlète à raconter, avec la barbe mince des pinceaux, les modes changeantes et délicates, à révéler la grace féminine enfermée et captive en des armures de velours et de soie ou sous la neige des dentelles.
Il finit par déclarer:
--C'est très réussi. ?a vous va très bien.
Elle se laissait admirer, contente d'être jolie et de lui plaire.
Plus toute jeune, mais encore belle, pas très grande, un peu forte, mais fra?che avec cet éclat qui donne à la chair de quarante ans une saveur de maturité, elle avait l'air d'une de ces roses qui s'épanouissent indéfiniment jusqu'à ce que, trop fleuries, elles tombent en une heure.
Elle gardait sous ses cheveux blonds la grace alerte et jeune de ces Parisiennes qui ne vieillissent pas, qui portent en elles une force surprenante de vie, une provision inépuisable de résistance, et qui, pendant vingt ans, restent pareilles, indestructibles et triomphantes, soigneuses avant tout de leur corps et économes de leur santé.
Elle leva son voile et murmura:
--Eh bien, on ne m'embrasse pas?
--J'ai fumé, dit-il.
Elle fit:--Pouah.--Puis, tendant ses lèvres:--Tant pis.
Et leurs bouches se rencontrèrent.
Il enleva son ombrelle et la dévêtit de sa jaquette printanière, avec des mouvements prompts et s?rs, habitués à cette manoeuvre familière. Comme elle s'asseyait ensuite sur le divan, il demanda avec intérêt:
--Votre mari va bien?
--Très bien, il doit même parler à la Chambre en ce moment.
--Ah! Sur quoi donc?
--Sans doute sur les betteraves ou les huiles de colza, comme toujours.
Son mari, le comte de Guilleroy, député de l'Eure, s'était fait une spécialité de toutes les questions agricoles.
Mais ayant aper?u dans un coin une esquisse qu'elle ne connaissait pas, elle traversa l'atelier, en demandant:
--Qu'est-ce que cela?
--Un
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