Florence historique, monumentale, artistique | Page 6

Marcel Niké
rendit ensuite à Ravenne où il devait mourir,
et c'est dans cette ville qu'il publia son poème tout entier, dont l'Italie fut révolutionnée à
tel point qu'on se demanda si c'était un vivant qui avait été capable de raconter de
pareilles choses.
C'est de cette année 1302 qui voyait Charles de Valois et les Noirs maîtres de Florence,
que date l'exil de l'homme destiné à flageller si impitoyablement une patrie injuste et
ingrate. Dans un intérêt mal entendu, Dante en était venu à souhaiter l'Empereur maître
du monde et de l'Italie. Il maintenait dans son système la suprématie spirituelle du Pape et
faisait de l'Empereur l'ouaille du Pape, et de la Papauté la vassale de l'Empire, théorie
inapplicable et toute scolastique qu'il expose et qu'il développe dans son livre de la
Monarchie.
Les années 1328 et 1329 furent des plus désastreuses pour Florence. Les mauvaises
récoltes, la disette, les banqueroutes, jointes au fléau des invasions et aux difficultés
intérieures de tout ordre, la mettaient dans la situation la plus critique. De 1340 à 1346,
elle fut en proie aux mêmes calamités. Gênes et Pise ayant accaparé les blés, la
Seigneurie dut acheter au poids de l'or les grains nécessaires à la subsistance de la ville.
Dans l'année 1347, Florence eut à pourvoir aux besoins de plus de cent mille personnes,
mais l'insuffisance et la mauvaise qualité du pain augmentèrent la mortalité dans une telle

proportion qu'on en vint à ne plus sonner les cloches et à ne plus annoncer les décès. Pour
comble de maux, la peste se mit de la partie et les corps épuisés par la famine n'étaient
que trop prédisposés à la contagion. Du reste, au printemps de 1348, l'épidémie gagna
toute l'Europe, et quelques cités alpestres de la Suisse, du Milanais ou du Tyrol
échappèrent seules au fléau.
Les malades, à peine atteints, étaient couverts de bubons charbonneux accompagnés
d'hémorragies, et bientôt personne ne voulut plus les soigner. Au premier symptôme du
mal, la maison était abandonnée et il ne restait au malade d'autre ressource que de mourir
dans l'isolement, bien heureux encore si, avant de le quitter, on laissait à sa portée de quoi
calmer la soif qui le dévorait ou, en cas de mieux, de quoi ne pas mourir de faim. Quand
la mort survenait, ce n'était parfois qu'au bout de plusieurs jours que l'on s'en apercevait
et que l'on venait enlever un cadavre souvent en pleine décomposition, ce qui ne
contribuait pas médiocrement à entretenir l'épidémie. Des fortunes colossales furent
acquises alors; les drapiers qui avaient en magasin des stocks de drap noir, s'enrichirent
subitement; tout ce qui touchait à la mort se payait au poids de l'or.
Aux cimetières, on creusait de grandes fosses où les cadavres étaient couchés par
centaines et où, selon l'expression tragico-macabre de Villani, «on jetait sur chaque
rangée de corps une légère pelletée de terre, comme on saupoudre de fromage les
vermicelles».
Dans les campagnes, la peste était encore plus redoutable que dans les villes. Boccace,
dans un récit plein d'horreur, montre les paysans mourant dans leurs maisons ouvertes ou
sur les chemins, et leurs cadavres empestant l'air, car personne ne se souciait de les
ensevelir, tandis que le bétail, errant sans berger, rentrait de lui-même aux étables, ou
bien gagnait la contagion en rôdant autour du maître mort. A la longue, on reconnut que
le plus sage était encore d'éviter les exagérations, et les moribonds purent retrouver
quelques soins.
Même en 1352, la peste n'avait pas disparu complètement de l'Europe, et dix ans plus tard,
on ne s'était pas encore remis des perturbations sociales qui en étaient résultées. La
fortune publique se trouvait entièrement déplacée; on voyait dans l'opulence médecins,
apothicaires, garde-malades, marchands d'herbes médicinales, de volailles et de
pâtisseries, tandis que beaucoup d'anciennes familles, ruinées par la cherté des denrées, se
trouvaient presque dans la misère. Ce qu'il y eut de plus singulier au milieu de ces
calamités publiques, ce fut la poursuite effrénée des plaisirs, ce fut la folle gaieté à
laquelle on se livrait pour échapper, semblait-il, au spectre menaçant de la mort. Au
moment où la peste noire faisait à Florence ses plus effroyables ravages, les citoyens
tremblants, désespérés, cherchaient à s'étourdir dans de folles orgies, et Boccace, après en
avoir tracé le lugubre tableau, commence les charmants récits de son Décaméron. C'est
un étrange contraste, quand on est encore sous l'impression de la terreur laissée par le
début, de voir ces jeunes cavaliers et ces jeunes femmes, assis sur de verts gazons, se
livrer à de joyeux devis, sans jeter en arrière aucun regard de compassion vers la ville
qu'ils ont fuie et dont on entend les gémissements dans le lointain. Le présent est tout
pour eux, et, dans la jouissance du moment, ils veulent oublier que, le lendemain
peut-être, ils seront
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