Face au drapeau | Page 5

Jules Verne
son ma?tre d'équipage, et Hélim son ma?tre coq, -- tous noms singulièrement disparates, qui indiquaient des nationalités très différentes.
Pouvait-on déduire quelque hypothèse plausible du type que présentait le comte d'Artigas?... Difficilement. Si la coloration de sa peau, sa chevelure très noire, la grace de son attitude dénon?aient une origine espagnole, l'ensemble de sa personne n'offrait point ces caractères de race qui sont spéciaux aux natifs de la péninsule ibérique.
C'était un homme d'une taille au-dessus de la moyenne, très robustement constitué, agé de quarante-cinq ans au plus. Avec sa démarche calme et hautaine, il ressemblait à quelque seigneur indou auquel se f?t mêlé le sang des superbes types de la Malaisie. S'il n'était pas de complexion froide, du moins s'attachait-il à para?tre tel avec son geste impérieux, sa parole brève. Quant à la langue dont son équipage et lui se servaient, c'était un de ces idiomes qui ont cours dans les ?les de l'océan Indien et des mers environnantes. Il est vrai, lorsque ses excursions maritimes l'amenaient sur le littoral de l'Ancien ou du Nouveau Monde, il s'exprimait avec une remarquable facilité en anglais, ne trahissant que par un léger accent son origine étrangère.
Ce qu'avait été le passé du comte d'Artigas, les diverses péripéties d'une existence des plus mystérieuses, ce qu'était son présent, de quelle source sortait sa fortune, -- évidemment considérable puisqu'elle lui permettait de vivre en fastueux gentleman, -- en quel endroit se trouvait sa résidence habituelle, tout au moins quel était le port d'attache de sa goélette, personne ne l'e?t pu dire, et personne ne se f?t hasardé à l'interroger sur ce point, tant il se montrait peu communicatif. Il ne semblait pas homme à se compromettre dans une interview, même au profit des reporters américains.
Ce que l'on savait de lui, c'était uniquement ce que disaient les journaux, lorsqu'ils signalaient la présence de l'_Ebba _en quelque port, et, en particulier, ceux de la c?te orientale des états-Unis. Là, en effet, la goélette venait, presque à époques fixes, s'approvisionner de tout ce qui est indispensable aux besoins d'une longue navigation. Non seulement elle se ravitaillait en provisions de bouche, farines, biscuits, conserves, viande sèche et viande fra?che, boeufs et moutons sur pied, vins, bières et boissons alcooliques, mais aussi en vêtements, ustensiles, objets de luxe et de nécessaire, -- le tout payé de haut prix, soit en dollars, soit en guinées ou autres monnaies de diverses provenances.
Il suit de là que, si l'on ne savait rien de la vie privée du comte d'Artigas, il n'en était pas moins fort connu dans les divers ports du littoral américain, depuis ceux de la presqu'?le floridienne jusqu'à ceux de la Nouvelle-Angleterre.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que le directeur d'Healthful- House se f?t trouvé très honoré de la demande du comte d'Artigas, qu'il l'accueill?t avec empressement.
C'était la première fois que la goélette Ebba relachait au port de New-Berne. Et, sans doute, le seul caprice de son propriétaire avait d? l'amener à l'embouchure de la Neuze. Que serait-il venu faire en cette endroit?... Se ravitailler?... Non, car le Pamplico-Sound n'e?t pas offert les ressources qu'offraient d'autres ports, tels que Boston, New-York, Dover, Savannah, Wilmington dans la Caroline du Nord, et Charleston dans la Caroline du Sud. En cet estuaire de la Neuze, sur le marché peu important de New-Berne, contre quelles marchandises le comte d'Artigas aurait-il pu échanger ses piastres et ses bank-notes? Ce chef-lieu du comté de Craven ne possède guère que cinq à six mille habitants. Le commerce s'y réduit à l'exportation des graines, des porcs, des meubles, des munitions navales. En outre, quelques semaines avant, pendant une relache de dix jours à Charleston, la goélette avait pris son complet chargement pour une destination qu'on ignorait, comme toujours.
était-il donc venu, cet énigmatique personnage, dans l'unique but de visiter Healthful-House?... Peut-être, et n'y avait-il rien de surprenant à cela, puisque cet établissement jouissait d'une très réelle et très juste célébrité.
Peut-être aussi le comte d'Artigas avait-il eu cette fantaisie de se rencontrer avec Thomas Roch? La notoriété universelle de l'inventeur fran?ais e?t justifié cette curiosité.
Un fou de génie, dont les inventions promettaient de révolutionner les méthodes de l'art militaire moderne!
Dans l'après-midi, ainsi que l'indiquait sa demande, le comte d'Artigas se présenta à la porte de Healthful-House, accompagné du capitaine Spade, le commandant de l'Ebba.
En conformité des ordres donnés, tous deux furent admis et conduits dans le cabinet du directeur.
Celui-ci fit au comte d'Artigas un accueil empressé, se mit à sa disposition, ne voulant laisser à personne l'honneur d'être son cicérone, et il re?ut de sincères remerciements pour son obligeance. Tandis que l'on visitait les salles communes et les habitations particulières de l'établissement, le directeur ne tarissait pas sur les soins donnés aux malades, -- soins très supérieurs, si l'on voulait bien l'en croire, à ceux qu'ils eussent re?us dans leurs familles,
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