Face au drapeau | Page 4

Jules Verne
de main qu'elle nécessitait, il se retranchait dans une réserve dont rien n'avait pu le faire sortir. Une ou deux fois, au plus fort d'une crise, on eut lieu de croire que son secret allait lui échapper, et toutes les précautions avaient été prises... Ce fut en vain. Si Thomas Roch ne possédait même plus le sentiment de sa propre conservation, du moins s'assurait-il la conservation de sa découverte.
Le pavillon 17 du parc de Healthful-House était entouré d'un jardin, ceint de haies vives, dans lequel Thomas Roch pouvait se promener sous la surveillance de son gardien. Ce gardien occupait le même pavillon que lui, couchait dans la même chambre, l'observait nuit et jour, ne le quittait jamais d'une heure. Il épiait ses moindres paroles au cours des hallucinations qui se produisaient généralement dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil, il l'écoutait jusque dans ses rêves.
Ce gardien se nommait Gaydon. Peu de temps après la séquestration de Thomas Roch, ayant appris que l'on cherchait un surveillant qui parlat couramment la langue de l'inventeur, il s'était présenté à Healthful-House, et avait été accepté en qualité de gardien du nouveau pensionnaire.
En réalité, ce prétendu Gaydon était un ingénieur fran?ais nommé Simon Hart, depuis plusieurs années au service d'une société de produits chimiques, établie dans le New-Jersey. Simon Hart, agé de quarante ans, avait le front large, marqué du pli de l'observateur, l'attitude résolue qui dénotait l'énergie jointe à la ténacité. Très versé dans ces diverses questions auxquelles se rattachait le perfectionnement de l'armement moderne, ces inventions de nature à en modifier la valeur, Simon Hart connaissait tout ce qui s'était fait en matière d'explosifs, dont on comptait plus de onze cents à cette époque, -- et il n'en était plus à apprécier un homme tel que Thomas Roch. Croyant à la puissance de son Fulgurateur, il ne doutait pas qu'il f?t en possession d'un engin capable de changer les conditions de la guerre sur terre et sur mer, soit pour l'offensive, soit pour la défensive. Il savait que la folie avait respecté en lui l'homme de science, que dans ce cerveau, en partie frappé, brillait encore une clarté, une flamme, la flamme du génie. Alors il eut cette pensée: c'est que si, pendant ses crises, son secret se révélait, cette invention d'un Fran?ais profiterait à un autre pays que la France. Son parti fut pris de s'offrir comme gardien de Thomas Roch, en se donnant pour un Américain très exercé à l'emploi de la langue fran?aise. Il prétexta un voyage en Europe, il donna sa démission, il changea de nom. Bref, heureusement servie par les circonstances, la proposition qu'il fit fut acceptée, et voilà comment, depuis quinze mois, Simon Hart remplissait près du pensionnaire de Healthful-House l'office de surveillant.
Cette résolution témoignait d'un dévouement rare, d'un noble patriotisme, car il s'agissait d'un service pénible pour un homme de la classe et de l'éducation de Simon Hart. Mais -- qu'on ne l'oublie pas -- l'ingénieur n'entendait en aucune fa?on dépouiller Thomas Roch, s'il parvenait à surprendre son invention, et celui- ci en aurait le légitime bénéfice.
Or, depuis quinze mois, Simon Hart, ou plut?t Gaydon, vivait ainsi près de ce dément, observant, guettant, interrogeant même, sans avoir rien gagné. D'ailleurs, il était plus que jamais convaincu de l'importance de la découverte de Thomas Roch. Aussi, ce qu'il craignait, par-dessus tout, c'était que la folie partielle de ce pensionnaire dégénérat en folie générale, ou qu'une crise suprême anéant?t son secret avec lui.
Telle était la situation de Simon Hart, telle était la mission à laquelle il se sacrifiait tout entier dans l'intérêt de son pays.
Cependant, malgré tant de déceptions et de déboires, la santé de Thomas Roch n'était pas compromise, grace à sa constitution vigoureuse. La nervosité de son tempérament lui avait permis de résister à ces multiples causes destructives. De taille moyenne, la tête puissante, le front largement dégagé, le crane volumineux, les cheveux grisonnants, l'oeil hagard parfois, mais vif, fixe, impérieux, lorsque sa pensée dominante y faisait briller un éclair, une moustache épaisse sous un nez aux ailes palpitantes, une bouche aux lèvres serrées, comme si elles se fermaient pour ne pas laisser échapper un secret, la physionomie pensive, l'attitude d'un homme qui a longtemps lutté et qui est résolu à lutter encore -- tel était l'inventeur Thomas Roch, enfermé dans un des pavillons de Healthful-House, n'ayant peut-être pas conscience de cette séquestration, et confié à la surveillance de l'ingénieur Simon Hart, devenu le gardien Gaydon.
II Le comte d'Artigas
Au juste, qui était ce comte d'Artigas? Un Espagnol?... En somme, son nom semblait l'indiquer. Toutefois, au tableau d'arrière de sa goélette se détachait en lettres d'or le nom d'Ebba, et celui-là est de pure origine norvégienne. Et si l'on e?t demandé à ce personnage comment s'appelait le capitaine de l'_Ebba:_ Spade, aurait-il répondu, et Effrondat
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