F. Chopin | Page 6

Franz Liszt
des difficultés
qu'opposent à l'inspiration les entraves de la forme classique; qu'il était

également maître lorsqu'il saisissait la lyre des anciens poètes. Chopin,
en faisant des tentatives analogues, n'a pas, à notre avis, aussi
complètement réussi. Il n'a pu maintenir dans le carré d'une coupe
anguleuse et raide, ce contour flottant et indéterminé qui fait le charme
de sa pensée. Il n'a pu y enserrer cette indécision nuageuse et estompée
qui, en détruisant toutes les arêtes de la forme, la drape de longs plis,
comme de flocons brumeux, semblables à ceux dont s'entouraient les
beautés ossianiques lorsqu'elles faisaient apparaître aux mortels
quelque suave profil, du milieu des changeantes nuées.
Les essais classiques de Chopin brillent pourtant par une rare
distinction de style; ils renferment des passages d'un haut intérêt, des
morceaux d'une surprenante grandeur. Nous citerons l'Adagio du
second Concerto, pour lequel il avait une prédilection marquée et qu'il
se plaisait à redire fréquemment. Les dessins accessoires appartiennent
à la plus belle manière de l'auteur, la phrase principale en est d'une
largeur admirable; elle alterne avec un récitatif qui pose le ton mineur
et qui en est comme l'antistrophe. Tout ce morceau est d'une idéale
perfection. Son sentiment, tour à tour radieux et plein d'apitoiement,
fait songer à un magnifique paysage inondé de lumière, à quelque
fortunée vallée de Tempé, qu'on aurait fixée pour être le lieu d'un récit
lamentable, d'une scène poignante. On dirait un irréparable malheur
accueillant le coeur humain en face d'une incomparable splendeur de la
nature. Ce contraste est soutenu par une fusion de tons, une
transmutation de teintes atténéries, qui empêche que rien de heurté ou
de brusque ne vienne faire dissonance à l'impression émouvante qu'il
produit, laquelle mélancolise la joie et en même temps rassérène la
douleur!
Pourrions-nous ne pas parler de la Marche funèbre intercalée dans sa
première sonate, orchestrée et exécutée pour la première fois à la
cérémonie de ses obsèques? En vérité, on n'aurait pu trouver d'autres
accents pour exprimer avec le même navrement quels sentiments et
quelles larmes devaient accompagner à son dernier repos celui qui avait
compris d'une manière si sublime comment on pleurait les grandes
pertes!

Nous entendions dire un jour à un jeune homme de son pays: «Ces
pages n'auraient pu être écrites que par un Polonais!» En effet, tout ce
que le cortège d'une nation en deuil, pleurant sa propre mort, aurait de
solennel et de déchirant, se retrouve dans le glas funèbre qui semble ici
l'escorter. Tout le sentiment de mystique espérance, de religieux appel à
une miséricorde surhumaine, à une clémence infinie, à une justice qui
tient compte de chaque tombe et de chaque berceau; tout le repentir
exalté qui éclaira de la lumière des auréoles tant de douleurs et de
désastres, supportés avec l'héroïsme inspiré des martyrs chrétiens,
résonne dans ce chant dont la supplication est si désolée. Ce qu'il y a de
plus pur, de plus saint, de plus résigné, de plus croyant et de plus
espérant dans le coeur des femmes, des enfants et des prêtres, y retentit,
y frémit, y tressaille avec d'indicibles vibrations! On sent ici que ce
n'est pas seulement la mort d'un héros qu'on pleure alors que d'autres
héros restent pour le venger, mais bien celle d'une génération entière
qui a succombé ne laissant après elle que les femmes, les enfants et les
prêtres.
Aussi, le côté antique de la douleur en est-il totalement exclu. Rien n'y
rappelle les fureurs de Cassandre, les abaissements de Priam, les
frénésies d'Hécube, les désespoirs des captives troyennes. Ni cris
perçants, ni rauques gémissements, ni blasphèmes impies, ni furieuses
imprécations, ne troublent un instant une plainte qu'on pourrait prendre
pour de séraphiques soupirs. Une foi superbe anéantissant dans les
survivants de cette Ilion chrétienne l'amertume de la souffrance, en
même temps que la lâcheté de l'abattement, leur douleur ne conserve
plus aucune de ses terrestres faiblesses. Elle s'arrache de ce sol moite
de sang et de larmes, elle s'élance vers le ciel et s'adresse au Juge
suprême, trouvant pour l'implorer des supplications si ferventes que le
coeur de quiconque les écoute se brise sous une auguste compassion.
La mélopée funèbre, quoique si lamentable, est d'une si pénétrante
douceur qu'elle semble ne plus venir de cette terre. Des sons qu'on
dirait attiédis par la distance imposent un suprême recueillement,
comme si, chantés par les anges eux-mêmes, ils flottaient déjà là-haut
aux alentours du trône divin.
On aurait cependant tort de croire que toutes les compositions de

Chopin sont dépourvues des émotions dont il a dépouillé ce sublime
élan, que l'homme n'est peut-être pas à même de ressentir constamment
avec une aussi énergique abnégation et une aussi courageuse douceur.
De sourdes colères, des rages étouffées, se rencontrent dans maints
passages de ses oeuvres. Plusieurs de ses Études, aussi bien que ses
Scherzos, dépeignent une exaspération concentrée,
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