F. Chopin | Page 5

Franz Liszt
pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas désordonnées, le
luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'élégance des lignes
principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui, on
peut le dire, forment époque dans le maniement du style musical. Osées,
brillantes, séduisantes, elles déguisent leur profondeur sous tant de
grâce et leur habilité sous tant de charme, que c'est avec peine qu'on
parvient à se soustraire assez à leur entraînant attrait, pour les juger à

froid sous le point de vue de leur valeur théorique. Celle-ci a déjà été
sentie par plus d'un maître ès-sciences, mais elle se fera de plus en plus
reconnaître lorsque sera venu le temps d'un examen attentif des services
rendus à l'art durant la période que Chopin a traversée.
C'est à lui que nous devons l'extension des accords, soit plaqués, soit en
arpèges, soit en batteries; les sinuosités chromatiques et enharmoniques
dont ses pages offrent de si frappants exemples, les petits groupes de
notes surajoutées, tombant comme les gouttelettes d'une rosée diaprée
par-dessus la figure mélodique. Il donna à ce genre de parure, dont on
n'avait encore pris le modèle que dans les fioritures de l'ancienne
grande école de chant italien, l'imprévu et la variété que ne comportait
pas la voix humaine, servilement copiée jusque là par le piano dans des
embellissements devenus stéréotypes et monotones. Il inventa ces
admirables progressions harmoniques, par lesquelles il dota d'un
caractère sérieux même les pages qui, vu la légèreté de leur sujet, ne
paraissaient pas devoir prétendre à cette importance.
Mais, qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'idée qu'on en fait jaillir,
l'émotion qu'on y fait vibrer, qui l'élève, l'ennoblit et le grandit? Que de
mélancolie, que de finesse, que de sagacité, que d'art surtout dans ces
chefs-d'oeuvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers et les
titres si modestes! Ceux d'Études et de Préludes le sont aussi; pourtant
les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront pas moins des
types de perfection, dans un genre qu'il a créé et qui relève, ainsi que
toutes ses oeuvres, de l'inspiration de son génie poétique. Ses Études
écrites presque en premier lieu, sont empreintes d'une verve juvénile
qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages subséquents, plus
élaborés, plus achevés, plus combinés, pour se perdre, si l'on veut, dans
ses dernières productions d'une sensibilité plus exquise, qu'on accusa
longtemps d'être surexcitée et, par là, factice. On arrive cependant à se
convaincre que cette subtilité dans le maniement des nuances, cette
excessive finesse dans l'emploi des teintes les plus délicates et des
contrastes les plus fugitifs, n'a qu'une fausse ressemblance avec les
recherches de l'épuisement. En les examinant de près, on est forcé d'y
reconnaître la claire-vue, souvent l'intuition sentiment et la pensée,
mais que le commun des hommes n'aperçoit point, comme leur vue

ordinaire ne saisit point toutes les transitions de la couleur, toutes les
dégradations de teintes, qui font l'inénarrable beauté et la merveilleuse
harmonie de la nature!
Si nous avions à parler ici en termes d'école du développement de la
musique de piano, nous disséquerions ces merveilleuses pages qui
offrent une si riche glane d'observations. Nous explorerions en
première ligne ces Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos, qui,
tous, sont pleins de raffinements harmoniques aussi inattendus
qu'inentendus. Nous les rechercherions également dans ses Polonaises,
dans ses Mazoures, Valses, Boléros. Mais ce n'est ni l'instant, ni le lieu
d'un travail pareil, qui n'offrirait d'intérêt qu'aux adeptes du
contre-point et de la basse chiffrée. C'est par le sentiment qui déborde
de toutes ces oeuvres qu'elles se sont répandues et popularisées:
sentiment romantique, éminemment individuel, propre à leur auteur et
profondément sympathique, non seulement à son pays qui lui doit une
illustration de plus, mais à tous ceux que purent jamais toucher les
infortunes de l'exil et les attendrissements de l'amour.
Ne se contentant pas toujours de cadres dont il était libre de dessiner les
contours si heureusement choisis, par lui, Chopin voulut quelquefois
enclaver aussi sa pensée dans les classiques barrières. Il écrivit de
beaux Concertos et de belles Sonates; toutefois, il n'est pas difficile de
distinguer dans ces productions plus de volonté que d'inspiration. La
sienne était impérieuse, fantasque, irréfléchie; ses allures ne pouvaient
être que libres. Nous croyons qu'il a violenté son génie chaque fois qu'il
a cherché à l'astreindre aux règles, aux classifications, à une
ordonnance qui n'étaient pas les siennes et ne pouvaient concorder avec
les exigences de son esprit, un de ceux dont la grâce se déploie surtout
lorsqu'ils semblent aller à la dérive.
Il fut peut-être entraîné à désirer ce double succès par l'exemple de son
ami Mickiewicz, qui, après avoir été le premier à doter sa langue d'une
poésie romantique, faisant école dès 1818 dans la littérature polonaise
par ses Dziady et ses ballades fantastiques, prouva ensuite, en écrivant
Grazyna et Wallenrod, qu'il savait aussi triompher
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