les plus remarquables d'entr'elles. Si donc
il n'aborda jamais la musique symphonique sous aucune de ses
manifestations, c'est qu'il ne le voulut point. Ce ne fut ni modestie
outrée, ni dédain mal placé; ce fut la conscience claire et nette de la
forme qui convenait le mieux à son sentiment, cette conscience étant un
des attributs les plus essentiels du génie dans tous les arts, mais
spécialement dans la musique.
En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin fit preuve
d'une des qualités les plus précieuses dans un grand écrivain et
certainement les plus rares dans un écrivain ordinaire: la juste
appréciation de la forme dans laquelle il lui est donné d'exceller.
Pourtant, ce fait dont nous lui faisons un sérieux mérite, nuisit à
l'importance de sa renommée. Difficilement peut-être un autre, en
possession de si hautes facultés mélodiques et harmoniques, eût-il
résisté aux tentations que présentent les chants de l'archet, les
alanguissements de la flûte, les tempêtes de l'orchestre, les
assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore à
croire la seule messagère de la vieille déesse dont nous briguons les
subites faveurs. Quelle conviction réfléchie ne lui a-t-il point fallu pour
se borner à un cercle plus aride en apparence, determiné à y faire éclore
par son génie et son travail des produits qui, à première vue, eussent
semblé réclamer un autre terrain pour donner toute leur floraison?
Quelle pénétration intuitive ne révèle pas ce choix exclusif qui,
arrachant certains effets d'orchestre à leur domaine habituel où toute
l'écume du bruit fût venue se briser à leurs pieds, les transplantait dans
une sphère plus restreinte, mais plus idéalisée? Quelle confiante
aperception des puissances futures de son instrument n'a-t-elle pas
présidé à cette renonciation volontaire d'un empirisme si répandu, qu'un
autre eût probablement considéré comme un contresens d'enlever
d'aussi grandes pensées à leurs interprètes ordinaires! Que nous devons
sincèrement admirer cette unique préoccupation du beau pour lui-même
qui, en faisant dédaigner à Chopin la propension commune de répartir
entre une centaine de pupitres chaque brin de mélodie, lui permit
d'augmenter les ressources de l'art en enseignant à les concentrer dans
un moindre espace!
Loin d'ambitionner les fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir
sa pensée intégralement reproduite sur l'ivoire du clavier, réussissant
dans son but de ne lui rien faire perdre en énergie sans prétendre aux
effets d'ensemble et à la brosse du décorateur. On n'a point encore assez
sérieusement et assez attentivement apprécie la valeur du dessin de ce
burin délicat, habitué qu'on est de nos jours à ne considérer comme
compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laissé pour le
moins une demi-douzaine d'opéras, autant d'oratorios et quelques
symphonies, demandant ainsi à chaque musicien de faire tout, même un
peu plus que tout. Cette manière d'évaluer le génie, qui, par essence, est
une qualité, à la quantité et à la dimension de ses oeuvres, si
généralement répandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse
très problématique!
Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile à obtenir et la
supériorité réelle des chantres épiques, qui déploient sur un large plan
leurs splendides créations. Mais nous désirerions qu'on applique à la
musique le prix qu'on met aux proportions matérielles dans les autres
branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une toile
de vingt pouces carrés, comme la Vision d'Ezéchiel ou le Cimetière de
Ruysdaël, parmi les chefs-d'oeuvre évalués plus haut que tel tableau de
vaste dimension, fût-il d'un Rubens ou d'un Tintoret. En littérature,
Larochefoucauld est-il moins un écrivain de premier ordre pour avoir
toujours resserré ses Pensées dans de si petits cadres? Uhland et Petofi
sont-ils moins des poètes nationaux, pour n'avoir pas dépassé la poésie
lyrique et la Ballade? Pétrarque ne doit-il pas son triomphe à ses
Sonnets, et de ceux qui ont le plus répété leurs suaves rimes en est-il
beaucoup qui connaissent l'existence de son poème sur l'Afrique?
Nous sommes certains de voir bientôt disparaître les préjugés qui
disputent encore à l'artiste, n'ayant produit que des Lieder pareils à ceux
de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa supériorité d'écrivain sur tel
autre qui aura partitionné les plates mélodies de bien des opéras que
nous ne citerons pas! En musique aussi on finira bientôt par tenir
surtout compte, dans les compositions diverses, de l'éloquence et du
talent avec lesquels seront exprimés les pensées et les sentiments du
poète, quels que soient du reste l'espace et les moyens employés pour
les interpréter.
Or, on ne saurait étudier et analyser avec soin les travaux de Chopin
sans y trouver des beautés d'un ordre très élevé, des sentiments d'un
caractère parfaitement neuf, des formes d'une contexture harmonique
aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie toujours; la
richesse, l'exubérance même, n'excluent pas la clarté, la singularité ne
dégénère
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