courbettes...»
Il continua longtemps sur ce ton. Le lendemain, renchérissant sur ces
déclarations ampoulées, le sapeur Audoin, rédacteur du Journal
Universel, répondit cette phrase mémorable:
«Le Jour de l'An est supprimé: c'est fort bien. Qu'aucun citoyen, ce
jour-là, ne s'avise de baiser la main d'une femme, parce qu'en se
courbant il perdrait l'attitude mâle et fière que doit avoir tout bon
patriote!»
Le sapeur Audoin prêchait d'exemple. Cet homme, disent ses
contemporains, était une vraie barre de fer. Il voulait que tous les bons
patriotes fussent comme lui; il ne les imaginait que verticaux et
rectilignes. Mais enfin le sapeur Audoin et son compère La Bletterie
n'obtinrent sur la tradition qu'une victoire éphémère. Ni le calendrier
républicain ni les fêtes instituées par la Convention pour symboliser
l'ère nouvelle ne réussirent à prévaloir contre des habitudes plusieurs
fois séculaires. Les institutions révolutionnaires tombèrent avec les
temps héroïques qui les avaient enfantées. Le premier de l'An fut rétabli.
Il dure encore. Les pouvoirs officiels lui ont donné leur consécration.
Le Président de la République reçoit, ce jour-là, dans les salons de
l'Élysée, l'hommage respectueux du corps diplomatique, des ministres
et des grands corps de l'État. Quant à la foule des simples citoyens, elle
se charge de démontrer par l'exubérance de sa joie à quel point le
député La Bletterie était ignorant des mystères du coeur humain.
Le premier de l'An sans doute n'a que l'importance que nous lui
attribuons. Il y a belle lurette que les philosophes nous ont appris que le
temps et l'espace ne sont que des catégories de l'entendement. C'est
notre imagination seule qui attache aux divisions chronologiques une
signification faste ou néfaste. N'empêche qu'en tous pays, même chez
les Japonais, dont l'année officielle ne commence pourtant que le 8
février, le premier jour de l'année est le prétexte de grandes
réjouissances.
«Dès la veille, raconte un voyageur, M. Melcy, toutes les maisons
japonaises sont nettoyées et même exorcisées; c'est-à-dire qu'à l'heure
de minuit le chef de famille, revêtu de ses plus riches habits, doit
parcourir tous ses appartements, tenant, de la main gauche, une petite
table de laque sur laquelle est posée une boîte de fèves rôties. Il y puise
par poignées, pour en jeter un peu çà et là dans chaque pièce, en
répétant: «Sortez, démons! Entrez, richesses!» Peu après, il s'élève dans
la cour de chaque demeure une flamme très vive qui part du sol et dure
à peine quelques minutes. C'est un faisceau de bûchettes de bois
aspergées d'eau bénite et qui doit, selon la direction que prend la
flamme, présager aux assistants la bonne ou la mauvaise fortune pour
l'année qui s'ouvre. On n'oublie pas non plus, en cette nuit mémorable,
de parer l'autel domestique des dieux du bonheur. Un coin de la pièce
est réservé à cet usage dans chaque habitation bourgeoise. L'autel est
fait d'un léger échafaudage de bois de cèdre recouvert d'un tapis rouge.
Il sert de piédestal à deux idoles en bois qu'accompagnent deux lampes
allumées. En avant d'elles sont posés trois guéridons minuscules en
laque chargés des prémices de l'année: l'un de deux pains de riz, l'autre
de deux langoustes ou poissons aux nageoires ornées de papier d'argent,
et le troisième de deux flacons de saki enveloppés également de papier
argenté. Le tout est complété par deux grands chandeliers de bronze,
surmontés d'énormes bougies qui brûlent en l'honneur des dieux. Dans
toutes les cuisines, les mitrons ont pétri, mis au four et surveillé la
cuisson des innombrables gâteaux de riz qui doivent être donnés en
étrennes aux ouvriers et aux domestiques. Dans tous les ménages, on a
pilé, en de grands mortiers, la quantité de riz représentant la provision
de farine qui doit alimenter la famille jusqu'au mois d'octobre. Tout le
monde enfin a fait ses différents préparatifs pour pouvoir le lendemain
se livrer à la gaîté, aux rires et aux divertissements de toutes sortes qui
vont, dans certains quartiers, présenter l'aspect de véritables
bacchanales.»
[Illustration: LE JOUR DE L'AN, AU JAPON: LES ÉTRENNES.]
Voulez-vous maintenant, en opposition avec le réjouissant spectacle de
cette joie populaire, connaître un premier de l'An gourmé, solennel et,
si je puis dire, caporalisé? Oyez cette description empruntée à un
rédacteur du Gaulois:
«A Berlin, le 31 décembre, dans les brasseries ouvertes jusqu'au matin,
un peu avant minuit les lumières s'éteignent. Partout vibre le
grincement saccadé des rideaux de fer qui se ferment. Là où manque un
rideau de fer, on applique en hâte des planches pour garantir les glaces.
Voici qu'un rythme lourd annonce l'arrivée de la police. Par les
brigades renforcées de pelotons d'agents à cheval, les carrefours sont
occupés militairement. Passages interdits aux voitures! Grandes artères,
même celle de la Friedrichstrasse, expurgées de tout piéton! Çà et là,
les lieutenants de police, qui ont remplacé leur grande casquette bleue
par le casque à
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