Félix Poutré | Page 7

Louis Frechette
vu qu'il s'agissait de
nous autres, et j'ai piqué droit à travers les champs pour venir les avertir.
Si les chemins eussent été beaux, je ne serais peut-être pas arrivé à
temps; mais avec ces chemins-là, ils doivent bien être encore à un bon
quart de lieue d'ici. C'est donc à peu près dix minutes qui te restent.
Ainsi profites-en; tu vois que ça presse.
FÉLIX--Merci, merci, mon cher Béchard. (Il lui serre la main.)
BÉCHARD--C'est bon, c'est bon! allons, bonsoir. Je suis pressé, car je
ne suis pas trop clair de mon affaire, moi non plus. Mais tenez, père
Poutré, j'ai tant couru qu'une petite goutte ne me ferait pas de mal!
POUTRÉ, apportant une bouteille et des verres--Ah! pauvre enfant, et
moi qui suis assez sot pour n'y pas penser! . . . Tiens, vois-tu, il y a des
moments où l'on n'a pas la tête à soi. Je te prie bien de m'excuser, car ce
n'est pas mon habitude de mal recevoir mes meilleurs amis.
BÉCHARD--Ce n'est rien, père Poutré; je sais bien que ce n'est pas le
coeur qui manque.

(Ils trinquent.)
POUTRÉ--A des jours meilleurs!
(Ensemble:) FÉLIX--A la liberté du Canada! BÉCHARD--A la liberté
du Canada!
BÉCHARD--Là-dessus, braves amis, adieu, et bonne chance! (Il sort.)
FÉLIX--Adieu!
SCÈNE IX
POUTRÉ, FÉLIX
POUTRÉ--Tu vois, Félix, tu n'as pas un moment à perdre! Sauve-toi,
sauve-toi dans le bois des Trente. J'irai t'y porter à manger demain. (On
frappe.) Sauve-toi au nom du ciel. (Félix sort à gauche.) Qui est là?
SCÈNE X
POUTRÉ, CAMEL
CAMEL, en dehors--Ouvrez donc, père Poutré; vous n'avez pas peur
des amis?
POUTRÉ--C'est lui, le gueux! (Il ouvre.)
CAMEL, entrant--Je vous souhaite le bonsoir, père Poutré.
POUTRÉ--Bonsoir.
CAMEL, s'asseyant--Les temps sont durs, père Poutré.
POUTRÉ--Oui, les pauvres Canadiens vont avoir de bien mauvais
quarts d'heure à passer.
CAMEL--C'est bien leur faute; quel besoin avaient-ils de se révolter
contre le gouvernement? Y a-t-il un pays au monde aussi heureux que

celui-ci?
POUTRÉ--Hum!
CAMEL--Comment? vous ne trouvez pas les Canadiens heureux de
vivre sous notre bon gouvernement?
POUTRÉ--Écoute, Camel, ne viens pas me tendre des pièges. Je n'ai
pas bougé, moi; j'ai cru que c'était une folie. Je l'ai même dit aux jeunes
gens. Malheureusement une fois le branle donné, rien n'a pu arrêter ces
pauvres enfants-là . . . Mais de ce que je dis qu'ils ont fait une folie, à
dire que le gouvernement est bon, il y a loin. Je ne dis pas,
entendons-nous, qu'il soit mauvais; je ne dis rien du tout. Mais avant de
dire qu'il est bon, tu sais . . . mon cher . . . Au reste il ne s'agit pas de
tout cela; qu'y a-t-il à ton service?
CAMEL--Ainsi, père Poutré, vous pensez que le gouvernement n'est
pas bon?
POUTRÉ--Je ne dis rien, Camel, entends-tu? Laissons cela là et
dis-moi ce que tu viens faire ici!
CAMEL--Oh! histoire de jaser en passant . . . mais vous vous couchez
bien tard, père Poutré; attendez-vous quelqu'un?
POUTRÉ--Tu es bien curieux. J'ai bien le droit, je suppose, de me
coucher quand bon me semble.
CAMEL--Allons donc, ne vous fâchez pas, père Poutré. Avez-vous
entendu parler des événements? On dit qu'il y a eu bien des
malheurs . . . bien des prisonniers faits surtout?
POUTRÉ--Tant pis!
CAMEL--Pourquoi donc tant pis? Est-ce que ces vauriens-là ne
méritent pas d'être punis pour leur conduite?
POUTRÉ--Si l'on punissait les vrais coupables, ce ne serait peut-être
pas ceux-là qui en souffriraient.

CAMEL--Et qui sont-ils les vrais coupables?
POUTRÉ--Les vrais coupables, écoute, Camel, ce sont ceux qui
vendent et livrent leurs compatriotes pour de l'argent, des honneurs ou
des titres.
CAMEL--Allons, allons, père Poutré, vous vous fâchez toujours. Je n'ai
certes pas l'intention de rien dire contre un homme comme vous; mais
quand il s'agit de la canaille qui est allée se battre à Odeltown, il me
semble qu'on peut bien lui dire son fait.
POUTRÉ--Est-il juste de traiter de canaille de braves gens qui n'ont été
que trompés? Je trouve cent fois plus méprisables . . .
CAMEL--Ceux qui les punissent?
POUTRÉ--Non, mais ceux qui les cherchent! Tiens, Camel, quand on
voit à pareille heure un oiseau de mauvais augure comme toi, on sait ce
que cela veut dire. Si tu t'imagines me tromper par tes mines innocentes,
tu te trompes toi-même. Je connais ta scélératesse et ta lâcheté, va, je
sais que tu t'es faufilé parmi les patriotes pour essayer ensuite de les
livrer au gouvernement; je sais que, frustré dans tes desseins, tu n'as dû
la vie qu'à la clémence de ceux que tu voulais perdre; je sais que tu es
parvenu d'une façon ou d'une autre à t'échapper du cachot où l'on t'avait
enfermé; enfin, je sais ce que tu viens faire ici aussi bien que toi-même,
et ce qu'il y a de
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