Esther | Page 6

Jean Baptiste Racine
signalees! Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées?

SCÈNE III.
ESTHER, MARDOCHÉE, ÉLISE, LE CHOEUR.
ESTHER.

Quel profane en ce lieu s'ose avancer vers nous? 155 Que vois-je?
Mardochée? O mon père, est-ce vous? Un ange du Seigneur, sous son
aile sacrée, A donc conduit vos pas et caché votre entrée? Mais d'où
vient cet air sombre, et ce cilice affreux, Et cette cendre enfin qui
couvre vos cheveux? 160 Que nous annoncez-vous?
MARDOCHEE.
O Reine infortunee! O d'un peuple innocent barbare destinee! Lisez,
lisez l'arret detestable, cruel. Nous sommes tons perdus, et c'est fait
d'Israel.
ESTHER.
Juste Ciel! tout mon sang dans mes veines se glace. 165
MARDOCHEE.
On doit de tous les Juifs exterminer la race. Au sanguinaire Aman nous
sommes tous livres. Les glaives, les couteaux sont de'ja prepares. Toute
la nation a la fois est proscrite. Aman, l'impie Aman, race d'Amalecite,
170 A pour ce coup funeste arme tout son credit; Et le Roi, trop
cre'dule, a signe cet edit. Prevenu centre nous par cette bouche impure,
Il nous croit en horreur a toute la nature. Ses ordres sont donnes; et
dans tous ses Etats, 175 Le jour fatal est pris pour tant d'assassinats.
Cieux, eclairerez-vous cet horrible carnage? Le fer ne connaitra ni le
sexe ni l'age; Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours; Et ce
jour effroyable arrive dans dix jours. 180
ESTHER.
O Dieu, qui vois former des desseins si funestes, As-tu donc de Jacob
abandonne les restes?
UNE DES PLUS JEUNES ISRAELITES.
Ciel, qui nous defendra, si tu ne nous defends?
MARDOCHEE.
Laissez les pleurs, Esther, a ces jeunes enfants. En vous est tout I'espoir
de vos malheureux freres. 185 II faut ies secourir. Mais les heures sont
cheres: Le temps vole, et bientot amenera le jour Ou le nom des
Hebreux doit perir sans retour. Toute pleine du feu de tant de saints
prophetes, Allez, osez au Roi declarer qui vous etes. 190
ESTHER.
Helas! ignorez-vous quelles severes lois Aux timides mortels cachent
ici les rois? Au fond de leur palais leur majeste terrible Affecte a leurs
sujets de se rendre invisible; Et la mort est le prix de tout audacieux

195 Qui, sans etre appele, se presente a teurs yeux, Si le Roi dans
l'instant, pour sauver le coupable, Ne lui donne a baiser son sceptre
redoutable. Rien ne met a l'abri de cet ordre fatal, Ni le rang, ni le sexe,
et le crime est e'gal. 200 Moi-meme, sur son trone, a ses cotes assise, Je
suis a cette loi comme une autre soumise; Et sans le prevenir, il faut,
pour lui parler, Qu'il me cherche, ou du moins qu'il me fasse appeler.
MARDOCHEE.
Quoi? lorsque vous voyez perir votre patrie, 205 Pour quelque chose,
Esther, vous comptez votre vie! Dieu parle, et d'un mortel vous
craignez le courroux! Que dis-je? votre vie, Esther, est-elle a vous?
N'est-elle pas au sang dont vous etes issue? N'est-elle pas a Dieu dont
vous l'avez recue? 210 Et qui sait, lorsqu'au trône il conduisit vos pas,
Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas?
Songez-y bien: ce Dieu ne vous a pas choisie Pour être un vain
spectacle aux peuples de l'Asie, Ni pour charmer les yeux des profanes
humains. 215 Pour un plus noble usage il réserve ses saints. S'immoler
pour son nom et pour son héritage, D'un enfant d'Israël voilà le vrai
partage: Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours! Et quel besoin
son bras a-t-il de nos secours? 220 Que peuvent contre lui tous les rois
de la terre? En vain ils s'uniraient pour lui faire la guerre: Pour dissiper
leur ligue il n'a qu'à se montrer; Il parle, et dans la poudre il les fait tous
rentrer. Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble; 225 Il voit
comme un néant tout l'univers ensemble; Et les faibles mortels, vains
jouets du trépas, Sont tous devant ses yeux comme s'ils n'étaient pas.
S'il a permis d'Aman l'audace criminelle, Sans doute qu'il voulait
éprouver votre zèle. 230 C'est lui qui, m'excitant à vous oser chercher,
Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher; Et s'il faut que sa voix
frappe en vain vos oreilles, Nous n'en verrons pas moins éclater ses
merveilles. Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers 235 Par la
plus faible main qui soit dans l'univers. Et vous, qui n'aurez point
accepté cette grâce, Vous périrez peut-être, et toute votre race.
ESTHER.
Allez. Que tous les Juifs dans Suse répandus, A prier avec vous jour et
nuit assidus, 240 Me prêtent de leurs voeux le secours salutaire, Et
pendant ces trois jours gardent un jeûne austère. Déjà la sombre nuit a
commencé son tour: Demain, quand le soleil rallumera le jour,
Contente de périr, s'il
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