Escal-Vigor | Page 5

Georges Eekhoud
il avait servi ses rivaux, puis s'esquivant, intacte. Ou s'il lui arriva de rendre furtivement une caresse, de tol��rer quelque privaut�� anodine, elle se reprenait au moment critique, rappel��e �� la sagesse par son r��ve d'un glorieux ��tablissement.
Aussit?t qu'elle eut vu Henry de Kehlmark, elle se jura de devenir chatelaine de l'Escal-Vigor.
Henry ��tait beau cavalier, c��libataire, fabuleusement riche �� ce qu'on pr��tendait, et aussi noble que le Roi. Co?te que co?te il ��pouserait cette alti��re femelle. Rien de plus facile que de se faire aimer de lui. N'avait-elle pas fait tourner la t��te �� tous les jeunes villageois? �� quelles extr��mit��s les plus hupp��s ne se seraient-ils pas r��solus pour la conqu��rir? Il ferait beau voir qu'un homme la refusat si elle consentait �� se livrer �� lui.
Claudie savait d��j��, pour l'avoir entrevue dans le parc ou sur la plage, que le comte ��tait accompagn�� d'une jeune femme, sa gouvernante ou plut?t sa ma?tresse. Ce concubinage avait m��me mis le comble �� la sainte indignation du domin�� Bomberg! Mais Claudie ne s'inqui��tait pas outre mesure de la pr��sence de cette personne. Kehlmark ne devait pas en faire grand cas. �� preuve que la demoiselle ne s'��tait pas m��me montr��e �� table. Claudie se flattait bien de la faire renvoyer et, s'il le fallait, de la remplacer en attendant le mariage; assez s?re d'elle-m��me pour se donner �� Kehlmark et le forcer ensuite �� l'��pouser. Puis, la jordaenesque femelle jugeait assez insignifiante cette petite personne pale et mi��vre, vaguement an��mique, maigrichonne, priv��e de ces robustes appas si pris��s des rustres.
Non, le comte de la Digue n'h��siterait pas longtemps entre cette mijaur��e et la superbe Claudie, la plus ��blouissante femelle de Smaragdis et m��me de Kerlingalande.
Durant le d?ner, elle jaugea l'homme avec des regards et un flair lascifs de bacchante, en m��me temps qu'elle estimait le mobilier, le couvert et la vaisselle avec des yeux de tabellion ou de commissaire-priseur. Quant �� la valeur du domaine, elle lui ��tait connue depuis longtemps, d'ailleurs comme �� tous ceux du village. Ce vaste vallon triangulaire, limit�� de deux c?t��s par les digues, et du troisi��me par une grille et de larges foss��s, repr��sentait, avec les cultures et les bois d��pendants, pr��s du dixi��me de l'?le enti��re. Et la rumeur publique attribuait en outre �� Kehlmark des possessions en Allemagne, aux Pays-Bas et en Italie.
On se racontait aussi que son a?eule, la douairi��re, lui avait laiss�� pr��s de trois millions de florins en titres de rente. Il n'en fallait pas davantage pour que la positive Claudie jugeat Kehlmark un ��pouseur, un male tr��s sortable. Peut-��tre, s'il n'avait pas ��t�� riche et titr��, l'e?t-elle pr��f��r�� un peu plus membru et sanguin. Mais elle ne se lassait pas d'admirer son ��l��gance, ses traits aristocratiques, ses mains de demoiselle, ses beaux yeux outre-mer, sa fine moustache, et sa barbiche soigneusement taill��e. Ce que le Dykgrave pr��sentait d'un peu r��serv�� ou d'un peu timide, de presque langoureux et m��lancolique par moments, n'��tait pas fait pour d��plaire �� la pataude. Non point qu'elle donnat dans le sentimentalisme: rien, au contraire, n'��tait plus loin de son caract��re extr��mement mat��riel; mais parce que ces moments de r��verie chez Kehlmark lui paraissaient r��v��ler une nature faible, un caract��re passif. Elle n'en r��gnerait que plus facilement sur sa personne et sur sa fortune. Oui, ce noble personnage devait ��tre on ne peut plus mall��able et ductile. Comment aurait-il subi, sinon, si longtemps le joug de cette ?esp��ce?, de cette demoiselle, que l'exp��ditive Claudie n'��tait pas loin de consid��rer comme une intruse? Le raisonnement auquel se livrait la gaillarde ne manquait pas de logique: ?S'il s'est laiss�� engluer et dominer par cette pimb��che, combien il serait plus vite subjugu�� par une vraie femme!?
Et les fa?ons d'Henry n'��taient point faites pour la d��cevoir. Il se montra tout le temps d'une ga?t�� f��brile, presque la ga?t�� d'un penseur trop absorb�� qui cherche �� s'��tourdir; il lutinait et aga?ait sa voisine de table avec une telle persistance, que celle- ci se crut d��j�� arriv��e �� ses fins. Ce laisser-aller de Kehlmark acheva de scandaliser les quelques hobereaux invit��s �� ces excentriques agapes, mais ils n'en firent rien para?tre, et, tout en se gaussant int��rieurement de cette r��union saugrenue, �� laquelle ils avaient consenti d'assister par ��gard pour le rang et la fortune du Dykgrave, en sa pr��sence ils affect��rent de trouver l'id��e de cette cr��maill��re souverainement esth��tique, et se r��cri��rent d'admiration. Nous laissons �� penser en quels termes ils racont��rent cette inconvenante mascarade au domin�� et �� sa femme, dont, avec deux ou trois bigotes, ces nobilions gourm��s et collet mont�� formaient les seules ouailles. L'un apr��s l'autre ils demand��rent leur voiture et se retir��rent furtivement avec leurs prudes ��pouses et h��riti��res. On ne s'en amusa que mieux apr��s leur d��part.
Le comte, qui dessinait et peignait comme un
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