En Kabylie | Page 7

J. Vilbort
les broussailles en rugissant...
--Oui, de plaisir?
--Il ne m'a pas laissé le temps de le lui demander, Madame.
Nous descendons par une pente rapide au fond d'un ravin pour passer un ruisseau de mauvaise mine: le Bou-Douaou, frère ou cousin de celui de la Regha?a.
Nous entrons dans le village de l'Alma, créé en 1856. Ce n'est pas un colon qui nous regarde avec ces yeux ternes; c'est la fièvre en personne! Quel barbare ou quel étourdi, après l'expérience d'un quart de siècle, a condamné ses frères de France à dépérir misérablement au fond de ce marécage, quand il pouvait les faire vivre bien portants et heureux sur cette riante colline qui re?oit en plein, l'été, le souffle tonique et rafra?chissant de la mer? Combien d'hommes ont déjà payé et payeront encore de leur vie cette faute d'une ignorance ou d'une légèreté également coupables!
On change de chevaux. Les braves bêtes qui nous ont amenés d'Alger viennent de faire, sans débrider, neuf lieues au train de poste. Ils n'ont soufflé que pendant une minute ou deux à la Maison-Carrée. Ils font ce trajet tous les jours, et il est des gens qui disent que les chevaux arabes n'ont pas de fonds!
Tandis qu'on mène ces courageux sous un hangar où ils se sèchent en se roulant sur la litière, le Conscrit est envoyé à la cuisine de l'auberge. Nos estomacs crient famine; le Général veut savoir si le déjeuner est à point et quel en est le menu. Bient?t l'impatience le gagne et grandit avec sa fringale. Le Conscrit ne repara?t pas.
--Il n'aura pas trouvé la cuisine! allez, Caporal, allez!
L'instant d'après, M. Jules revient avec un visage consterné.
--Ce n'est pas ici qu'on déjeune, Madame.
--Ah!... mais où donc?
--Aux Issers.
--A trente kilomètres!
--Venez!
Nous suivons le Général dans l'auberge.
--Que pouvez-vous nous servir?
--Madame, tout ce qu'il vous plaira.
--A la bonne heure! Eh bien, servez-nous.
--Quoi? de l'absinthe?
C'est la première chose qu'on vous offre dans toute l'Algérie, depuis huit heures du matin jusqu'à six heures du soir; c'est aussi la plus pernicieuse.
--Des champoreaux?
--Merci! nous venons d'en prendre. Servez-nous un poulet, des oeufs, du jambon...
--C'est que...
Le Général fronce le sourcil.
--Nos poules ne pondent pas encore, nos jambons sont mangés; et quant à un poulet, il faudrait le temps de le saigner, de le plumer et de le mettre à la broche.
--Du pain alors!
--Et du fromage, oui, Madame; et du vin, si madame le désire.
--Sans doute.
--Du cacheté! vieux médoc, avec la marque de Bordeaux.
Les visages se dérident. Le Conscrit nous rejoint, l'oreille basse. Distrait comme toujours, il a pris la porte de l'étable pour celle de la cuisine, puis il s'est égaré dans le potager. Il prétend avoir découvert avec sa lorgnette la Koubba de Mohamed-el-Debba [L'égorgeur.] située à l'entrée du col des Beni-A?cha, porte naturelle du pays kabyle. C'était un terrible Turc. Il jouit d'une renommée légendaire chez les montagnards de l'Ouest, les A?th-Flisset-oum-el-il, fils de la nuit, et les A?th-Flisset-Behar, fils de la mer. Ils lui attribuent indistinctement tous les coups que leur a portés la domination turque. Du haut de son bordj de Tizi-Ouzou, ce lieutenant d'Ali-Pacha, dey d'Alger (1757), observait tout le massif de leurs montagnes ondulées qui s'étend de chaque c?té de la vallée du Sebaou, au nord jusqu'à la mer, au sud jusqu'au Djurjura et à l'Oued [Rivière.] Isser. Armé de son redoutable cimeterre, il tombait sur eux à l'improviste, et ne pouvant leur imposer le joug du Beylik, il s'en vengeait par le massacre et le pillage. Le flissa [Sabre.] le mieux aiguisé n'entamait pas sa peau, et c'est à peine si la balle d'un fusil des Yenni, les meilleurs armuriers du Djurjura, parvenait à trouer son burnous. Invulnérable par le fer et par le plomb, dit la légende, il fallait, pour l'abattre, lui envoyer dans le corps une charge de pièces d'argent.
Nous dévorons à belles dents un pain savoureux, confectionné avec de la farine de blé dur qu'on répudiait, il y a quelques années, comme impropre à la panification. O préjugé! quand cesseras-tu d'outrager la nature? La faim assouvie, c'est la soif qui nous tourmente. Nous débouchons le médoc authentique. Madame Elvire demande de l'eau: l'aubergiste secoue la tête; elle fronce les sourcils.
--C'est de la poison, Madame! et, pour en avoir bu, voilà plus de six mois que ma femme est malade.
--Pouah! c'est votre vin qui est de la poison, s'écrie le Conscrit en faisant une affreuse grimace. C'était du bleu, le terrible bleu de Cette qu'on boit à Alger, à Oran, à Constantine, à Biskra, à Laghouat, à Géryville, au nord, au sud, partout et jusqu'à Tougourt, où le drapeau tricolore flotte sur la lisière du Grand-Désert. En Algérie, bordeaux, bourgogne, macon, c?te r?tie, crus de la Gironde ou crus du Rh?ne, du bleu, toujours l'inévitable bleu! Le plus facheux, c'est que ce vin, dur à la gorge, pesant à l'estomac et qui offense tout
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