En Kabylie | Page 6

J. Vilbort
fièvre vous coupe la faim?
Pourquoi a-t-on couché ce village dans ce bas-fond, au lieu de l'ériger sur cette colline où l'air est salubre? Partout où les colons ont été établis sur la hauteur, ils n'ont pas payé à la camarde paludéenne cet effroyable tribut de deux générations d'hommes qu'elle préleva sur Boufarik, avant que le défrichement et l'aménagement des eaux eussent fait de ce campement empesté où ?les corneilles elles-mêmes ne pouvaient vivre [Dicton arabe.]? le marché le plus florissant de la Mitidja.
La voici! L'immense plaine de deux cent mille hectares se déroule devant nous, jusqu'au pied de l'Atlas: à notre gauche, vers la mer, jusqu'à la pointe du cap Matifou; à notre droite, jusqu'aux massifs du Sahel. Elle baigne entièrement dans un brouillard épais que les premiers rayons du soleil ont précipité des hauteurs du ciel, en condensant les sueurs nocturnes de la terre. Le jeu de la lumière produit des effets merveilleux dans cette mer profonde de vapeurs accumulées: d'un bleu d'ardoise au raz du sol, elle offre au regard, à mesure qu'il s'élève, des ondes lumineuses d'un gris d'argent traversées ?à et là par des rayons solaires pareils à des flèches d'or. Les plus hautes montagnes de l'Atlas, vigoureusement dessinées sur le ciel où s'effacent les dernières étoiles, s'élancent comme des ?lots de ces flots diaphanes dans lesquels s'enfoncent leurs grandes ombres noires. Les cultures ont disparu. Ce sont partout d'impénétrables maquis de lentisques, de lauriers-roses, de genêts épineux, de bruyères géantes, d'asphodèles dont les distillateurs algériens font de la fine-champagne. Il y a là aussi des chênes-liéges, et quelques chênes-zen, mais petits et rabougris. Nul autre vestige de civilisation que la route empierrée, nouveau sillon ouvert dans ce sol abandonné. De chaque c?té de la pierre concassée par les nègres à veste rouge qu'on rencontre sur toutes les grandes routes, martelant le gris sous un soleil vertical, se presse une herbe courte et drue, tout émaillée d'une flore sauvage.
On dirait un tapis de velours vert où la main d'une fée a brodé, avec les couleurs de l'arc-en-ciel, les arabesques les plus bizarres.
Madame Elvire s'extasie sur ce paysage enchanté.
--Euh! exclame le Philosophe, nous respirons la peste. Des broussailles vierges aux portes d'Alger! et l'on répond aux colons qui demandent de la terre qu'on n'en a pas à leur donner! Et la France ne peut pas nourrir ses habitants dans les années médiocres! Et dans les meilleures, l'Angleterre et la Belgique sont obligées d'aller acheter aux états-Unis ou en Russie le tiers de la récolte qui leur manque! Et...
--Un chacal! fit madame Elvire, en désignant du doigt un animal qui traversa la route comme une flèche.
--Pardon, Madame! dit le postillon, mais ce chacal est tout bonnement...
--Quoi donc?
--Un lapin!
Un peu plus loin, deux oiseaux s'envolèrent.
--Des perdrix! fis-je.
--Oui, Monsieur, ajouta le postillon, des perdrix rouges.
--Que n'ai-je mon fusil! dit M. Jules en soupirant.
--Quoi! exclama le Général, tuer ces pauvres petites bêtes!... et devant moi!
Le Caporal s'enfon?a repentant dans son coin.
Tout à coup le décor change.
Quel fléau a passé par ici? Quel Vandale a piétiné le tapis de velours brodé par la fée? Plus une fleur, plus un brin d'herbe! Quel sauvage a arraché leur robe verte à ces arbres dont les troncs et les bras nus se tordent d'un air désespéré? Pas un oiseau, pas un insecte! Le silence de la mort règne dans ces lieux désolés que recouvre aussi loin que s'étend la vue un linceul de poussière grise et noire.
--Ce sont ces coquins d'Arabes, dit le postillon, qui ont mis le feu aux broussailles du c?té de la mer, il y a quinze jours environ. L'incendie, poussé par le vent, prit sa course d'une telle vitesse, que mes chevaux, lancés au grand galop, pouvaient à grand'peine le devancer. Nous venions de Tizi-Ouzou, et ce diable de feu se mit à nous poursuivre aux approches de l'Alma. Je vous réponds que je n'avais pas besoin de jouer du violon à mes bêtes. Le curieux de l'histoire, c'est que devant nous, à deux ou trois cents mètres, sur la route, galopait un lion...
--Un lion! en êtes-vous bien s?r, postillon, et n'était-ce pas aussi un lapin?
--Un vrai lion, Madame, de la grande espèce fauve: car il y a aussi le lion noir qui est moins grand et moins commun, sinon moins dangereux.
--Et duquel, mon ami, e?tes-vous le plus peur, de ce diable de feu ou de ce grand lion fauve?
--Vous n'avez donc pas lu dans les livres, que le Sidi, le seigneur, comme disent les Arabes, ne recule pas devant tout un douar [Les tentes d'une famille.] en armes, mais qu'une b?che qui flambe le met en fuite?
--Et comment pr?tes-vous congé de ce compagnon?
--Là-bas derrière nous, à l'endroit où la route fait un angle, l'incendie suivit son chemin en droite ligne dans la direction du vent, et le Sidi disparut dans
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