En Kabylie | Page 5

J. Vilbort
seconds des roches djurjuriennes: presque tous ces hommes-là ont un bon visage.
A mesure que nous avan?ons sur la route, l'heure matinale nous fait rencontrer un nombre considérable d'Arabes auxquels se mêlent quelques Maures et quelques Kabyles. Tous portent des légumes au marché d'Alger. Chacun pousse devant soi un ou plusieurs bourricos ployant sous la charge. Les bourreaux! Et quand donc la Société protectrice des animaux viendra-t-elle en aide à leurs victimes? Le ma?tre stimule sa bête en la piquant sans cesse, avec la pointe d'un baton, à un même endroit de la cuisse qui, à force d'être ainsi aiguillonnée, présente une large plaie saignante; et le pauvre petit ane, qui n'a que la taille d'un grand veau, va trottinant toujours, sous un fardeau trop lourd, jusqu'à ce qu'il tombe mort. Que mange-t-il? et quand mange-t-il? On ne l'a jamais su.
Quel regard triste! et comme sa tête se penche mélancoliquement! mais il para?t pourtant résigné à son sort. Ah! c'est heureux vraiment qu'il soit fataliste! Mahomet aurait bien d? lui réserver une place dans son paradis!
L'autorité, qui se mêle de tout en Algérie comme en France, ne peut-elle rien pour l'infortuné bourrico? Elle ordonne aux gendarmes de briser, dans la main de l'Arabe, l'instrument de torture chaque fois qu'il est armé d'une pointe en fer. La pointe en bois est-elle donc moins cruelle?
Nous nous croisons avec de vieilles haridelles chargées de fruits superbes: des oranges exquises qui m?rissent, après celles d'Alger et de Blidah, chez les Amaraoua, tribus de la basse Kabylie. Puis ce sont de légères carrioles conduites par de jolies petites femmes au teint brun, à l'oeil noir, à la mine très-éveillée: les mara?chères mahonnaises du fort de l'Eau. Cette colonie, fondée en 1850 par des familles de Mahon, est très-florissante; elle approvisionne le marché d'Alger de légumes excellents, elle exporte en France des primeurs d'artichauts et de petits pois. A Bougie, à Philippeville, à B?ne comme à Alger et sur tout le littoral, les Mahonnais, colons à demeure fixe, out trouvé une veine d'or dans la culture mara?chère et dans celle des arbres fruitiers. Voici de grands chariots tra?nés par quatre chevaux qui conduisent au vapeur en partance pour Marseille un million d'artichauts récoltés au fort de l'Eau et dans les champs très-fertiles des deux rives de l'Arrach. Nous passons sous la Maison-Carrée. Ce fortin turc construit sur une éminence est devenu un pénitencier d'indigènes rebelles.
La diligence s'arrête devant l'auberge du Roulage. Le conducteur demande un champoreau: mélange de café noir, d'eau-de-vie et de sucre que l'ouvrier de Paris appelle un gloria. Il nous engage à faire comme lui: nous allons traverser un pays de broussailles vierges et de mares stagnantes, où habite une alliée des Arabes hostiles: la fièvre!
Nous nous pla?ons sous l'égide du champoreau; mais à peine madame Elvire a-t-elle trempé ses lèvres dans le breuvage fébrifuge, qu'elle les en écarte avec un geste de dégo?t. Elle l'offre à un Arabe en guenilles qui l'avale en faisant claquer sa langue contre son palais et s'écrie: _Bono! bono!_ pour la remercier. C'est tout ce qu'il sait de fran?ais.
--O fille d'ève! dis-je, vous faites perdre à ce pauvre diable sa place dans le paradis.
--Hé! l'ami, fit-elle en se tournant vers le petit fils de Sem, il faut aller à confesse et avouer au mufti [Prêtre musulman.] que tu as bu de I'eau-de-vie.
Pour toute réponse l'Arabe lui montre les trous de son burnous à travers lesquels reluit sa peau cuivrée. Nous lui jetons quelques sous qu'il ramasse d'une main rapace. Beaucoup d'Arabes demandent l'aum?ne; tous ou presque tous la re?oivent sans vergogne.
--Cela leur donne sur nous une incontestable supériorité, observe le Philosophe: la pauvreté n'est pas pour eux un sujet de honte, puisqu'ils n'en rougissent pas.
En route! postillon! nous n'aimons pas ces quatre murs carrés derrière lesquels des malheureux pleurent la plus belle, la plus chérie des amantes: la liberté! et d'où ils ne sortiront que plus aigris encore et plus acharnés contre leurs ma?tres: les chiens de France.
Nous sommes à la Regha?a. En 1837, ce n'était qu'une ferme naissante qui fut vigoureusement attaquée le 9 mai de cette année-là par les Kabyles du bas pays, ayant à leur tête le frère d'Abd-el-Kader, Mustapha-el-Hadj [Le pèlerin de la Mecque.]. Ce coup de main, qui était une provocation, motiva la première expédition en territoire kabyle. Le village borde un ruisseau ombragé de lauriers roses et dont l'eau verte ne coule que très-lentement.
Deux ou trois habitants sont sur leur porte; ils ont le visage d'un blanc jaunatre. Est-ce le reflet du ruisseau? Leurs joues creuses nous serrent le coeur; et pourtant nous apercevons là-bas des plantations vigoureuses, des champs bien cultivés et en plein rapport. Le pain ne manque pas à la Regha?a, ni même le bien-être; mais à quoi bon faire double récolte et avoir sa grange pleine, quand la
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