sans la baiser la main de
mademoiselle Jacques.
--Dois-je le suivre? dit Laurent.
--Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle; toutes les personnes que je
reçois le soir me connaissent bien. Seulement, vous vous en irez à dix
heures aujourd'hui; car dans ces derniers temps, je me suis oubliée à
bavarder avec vous jusqu'à près de minuit, et, comme je ne peux pas
dormir passé cinq heures du matin, je me suis sentie très-fatiguée.
--Et vous ne me mettiez pas à la porte?
--Non, je n'y pensais pas.
--Si j'étais fat, j'en serais bien fier!
--Mais vous n'êtes pas fat, Dieu merci; vous laissez cela à ceux qui sont
bêtes. Voyons, malgré le compliment, maître Laurent, j'ai à vous
gronder. On dit que vous ne travaillez pas.
--Et c'est pour me forcer à travailler que vous m'avez mis la tête de
Palmer comme un pistolet sur la gorge.
--Eh bien, pourquoi pas?
--Vous êtes bonne, Thérèse, je le sais; vous voulez me faire gagner ma
vie malgré moi.
--Je ne me mêle pas de vos moyens d'existence, je n'ai pas ce droit-là.
Je n'ai pas le bonheur... ou le malheur d'être votre mère; mais je suis
votre soeur... en Apollon, comme dit notre classique Bernard, et il m'est
impossible de ne pas m'affliger de vos accès de paresse.
--Mais qu'est-ce que cela peut vous faire? s'écria Laurent avec un
mélange de plaisir et de dépit que Thérèse sentit, et qui l'engagea à
répondre avec franchise.
--Écoutez, mon cher Laurent, lui dit-elle, il faut que nous nous
expliquions. J'ai beaucoup d'amitié pour vous.
--J'en suis très-fier, mais je ne sais pourquoi!... Je ne suis même pas bon
à faire un ami, Thérèse! Je ne crois pas plus à l'amitié qu'à l'amour entre
une femme et un homme.
--Vous me l'avez déjà dit, et cela m'est fort égal, ce que vous ne croyez
pas. Moi, je crois à ce que je sens, et je sens pour vous de l'intérêt et de
l'affection. Je suis comme cela: je ne puis supporter auprès de moi un
être quelconque sans m'attacher à lui et sans désirer qu'il soit heureux.
J'ai l'habitude d'y faire mon possible sans me soucier qu'il m'en sache
gré. Or, vous n'êtes pas un être quelconque, vous êtes un homme de
génie, et, qui plus est, j'espère, un homme de coeur.
--Un homme de coeur, moi? Oui, si vous l'entendez comme l'entend le
monde. Je sais me battre en duel, payer mes dettes et défendre la
femme à qui je donne le bras, quelle qu'elle soit. Mais, si vous me
croyez le coeur tendre, aimant, naïf...
--Je sais que vous avez la prétention d'être vieux, usé et corrompu. Cela
ne me fait rien du tout, vos prétentions. C'est une mode bien portée à
l'heure qu'il est. Chez vous, c'est une maladie réelle ou douloureuse,
mais qui passera quand vous voudrez. Vous êtes un homme de coeur,
précisément parce que vous souffrez du vide de votre coeur, une femme
viendra qui le remplira, si elle s'y entend, et si vous la laissez faire.
Mais ceci est en dehors de mon sujet; c'est à l'artiste que je parle:
l'homme n'est malheureux en vous que parce que l'artiste n'est pas
content de lui-même.
--Eh bien, vous vous trompez, Thérèse, répondit Laurent avec vivacité.
C'est le contraire de ce que vous dites! c'est l'homme qui souffre dans
l'artiste et qui l'étouffe. Je ne sais que faire de moi, voyez-vous. l'ennui
me tue. L'ennui de quoi? allez-vous dire. L'ennui de tout! Je ne sais pas,
comme vous, être attentif et calme pendant six heures de travail, faire
un tour de jardin en jetant du pain aux moineaux, recommencer à
travailler pendant quatre heures, et ensuite sourire le soir à deux ou
trois importuns tels que moi, par exemple, en attendant l'heure du
sommeil. Mon sommeil à moi est mauvais, mes promenades sont
agitées, mon travail est fiévreux. L'invention me trouble et me fait
trembler: l'exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne
d'effroyables battements de coeur, et c'est en pleurant et en me retenant
de crier que j'accouche d'une idée qui m'enivre, mais dont je suis
mortellement honteux et dégoûté le lendemain matin. Si je la
transforme, c'est pire, elle me quitte: mieux vaut l'oublier et en attendre
une autre: mais cette autre m'arrive si confuse et si énorme, que mon
pauvre être ne peut pas la contenir. Elle m'oppresse et me torture
jusqu'à ce qu'elle ait pris des proportions réalisables, et que revienne
l'autre souffrance, celle de l'enfantement, une vraie souffrance physique
que je ne peux pas définir. Et voilà comment ma vie se passe quand je
me laisse dominer par ce géant d'artiste qui est en moi, et dont le
pauvre homme qui vous parle arrache une à une, par le forceps de sa
volonté, de maigres souris à
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