Elle et lui | Page 9

George Sand
demi mortes! Donc, Thérèse, il vaut bien
mieux que je vive comme j'ai imaginé de vivre, que je fasse des excès
de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que mes pareils appellent
modestement leur inspiration, et que j'appelle tout bonnement mon
infirmité.
--Alors, c'est décidé, c'est arrêté, dit Thérèse en souriant, vous travaillez
au suicide de votre intelligence? Eh bien, je n'en crois pas un mot. Si on
vous proposait d'être demain le prince D... ou le comte de S..., avec les
millions de l'un et les beaux chevaux de l'autre, vous diriez, en parlant
de votre pauvre palette si méprisée: Rendez-moi ma mie!
--Ma palette méprisée? Vous ne me comprenez pas, Thérèse! C'est un
instrument de gloire; je le sais bien, et ce que l'on appelle la gloire, c'est
une estime accordée au talent, plus pure et plus exquise que celle que
l'on accorde au titre et à la fortune. Donc, c'est un très-grand avantage
et un très-grand plaisir pour moi de me dire: «Je ne suis qu'un petit
gentilhomme sans avoir, et mes pareils qui ne veulent pas déroger
mènent une vie de garde forestier, et ont pour bonnes fortunes des
ramasseuses de bois mort qu'ils payent en fagots. Moi, j'ai dérogé, j'ai
pris un état, et il se trouve qu'à vingt-quatre ans quand je passe sur un
petit cheval de manége au milieu des premiers riches et des premiers
beaux de Paris, montés sur des chevaux de dix mille francs, s'il y a,
parmi les badauds assis aux Champs-Élysées, un homme de goût ou
une femme d'esprit, c'est moi qui suis regardé et nommé, et non pas les
autres.» Vous riez! vous trouvez que je suis très-vain?
--Non, mais très-enfant, Dieu merci! Vous ne vous tuerez pas.
--Mais je ne veux pas du tout me tuer, moi! Je m'aime autant qu'un

autre, je m'aime de tout mon coeur, je vous jure! Mais je dis que ma
palette, instrument de ma gloire, est l'instrument de mon supplice,
puisque je ne sais pas travailler sans souffrir. Alors je cherche dans le
désordre, non pas la mort de mon corps ou de mon esprit, mais l'usure
et l'apaisement de mes nerfs. Voilà tout, Thérèse. Qu'y a-t-il donc là qui
ne soit raisonnable? Je ne travaille un peu proprement que quand je
tombe de fatigue.
--C'est vrai, dit Thérèse, je l'ai remarqué, et je m'en étonne comme
d'une anomalie; mais je crains bien que cette manière de produire ne
vous tue, et je ne peux pas me figurer qu'il en puisse arriver autrement.
Attendez, répondez à une question: Avez-vous commencé la vie par le
travail et l'abstinence, et avez-vous senti alors la nécessité de vous
étourdir pour vous reposer?
--Non, c'est le contraire. Je suis sorti du collège, aimant la peinture,
mais ne croyant pas être jamais forcé de peindre. Je me croyais riche.
Mon père est mort ne laissant rien qu'une trentaine de mille francs, que
je me suis dépêché de dévorer, afin d'avoir au moins dans ma vie une
année de bien-être. Quand je me suis vu à sec, j'ai pris le pinceau; j'ai
été éreinté et porté aux nues, ce qui de nos jours, constitue le plus grand
succès possible, et, à présent, je me donne, pendant quelques mois ou
quelques semaines, du luxe et du plaisir tant que l'argent dure. Quand il
n'y a plus rien, c'est pour le mieux, puisque je suis également au bout
de mes forces et de mes désirs. Alors je reprends le travail avec rage,
douleur et transport, et, le travail accompli, le loisir et la prodigalité
recommencent.
--Il y a longtemps que vous menez cette vie-là?
--Il ne peut pas y avoir longtemps à mon âge! Il y a trois ans.
--Eh! c'est beaucoup pour votre âge, justement! Et puis vous avez mal
commencé: vous avez mis le feu à vos esprits vitaux avant qu'ils
eussent pris leur essor; vous avez bu du vinaigre pour vous empêcher
de grandir. Votre tête a grossi quand même, et le génie s'y est
développé malgré tout; mais peut-être bien votre coeur s'est-il atrophié,
peut-être ne serez-vous jamais ni un homme ni un artiste complet.

Ces paroles de Thérèse, dites avec une tristesse tranquille, irritèrent
Laurent.
--Ainsi, reprit-il en se relevant, vous me méprisez?
--Non, répondit-elle en lui tendant la main, je vous plains!
Et Laurent vit deux grosses larmes couler lentement sur les joues de
Thérèse.
Ces larmes amenèrent en lui une réaction violente: un déluge de pleurs
inonda son visage, et, se jetant aux genoux de Thérèse, non pas comme
un amant qui se déclare, mais comme un enfant qui se confesse:
--Ah! ma pauvre chère amie! s'écria-t-il en lui prenant les mains, vous
avez raison de me plaindre, car j'en ai besoin! Je suis malheureux,
voyez-vous, si malheureux, que j'ai honte
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