Ellénore, Volume II | Page 8

Sophie Gay
qu'un personnage de l'ancien régime obtenait la faveur de
rentrer en France, M. de Savernon l'amenait chez madame Mansley, où
son titre d'exilé ruiné lui attirait un accueil gracieux, et quand elle avait
fait les honneurs de son modeste dîner au prince de Poix, au duc de
Duras, au comte Charles de Noailles, au vieux duc de Laval, elle allait
finir sa soirée chez une des amies de nos grands publicistes. Là, séduite
par l'attrait de tant d'esprit supérieurs, elle se félicitait du sentiment qui
l'obligeait à se montrer bienveillante envers eux, et voyait avec plaisir
les plus influents lui fournir chaque jour un nouveau motif de
reconnaissance.
Elle rencontrait souvent chez madame Talma et chez la marquise de
Condorcet une jeune femme que la reconnaissance y attirait aussi, et
dont le mari était sorti de prison par suite des démarches d'Ellénore
auprès des républicains qu'elle voyait habituellement chez ces dames.
Madame Delmer, que la Révolution avait saisie au moment où les
jeunes filles commencent à penser, et qui faillit en être plus d'une fois
victime, s'était élevée dans l'admiration des idées philosophiques qui
l'avaient enfantée et dans l'horreur des atrocités dont elle venait d'être le
prétexte. Affligée d'une imagination exaltée, madame Delmer
s'enflammait au récit de tous les traits de dévouement et d'héroïsme si

communs alors dans tous les partis, et en divinisait les héros, sans
s'informer seulement de l'opinion qui les avait fait agir. Pourtant une
prédilection très-marquée pour la politesse élégante des fidèles de
l'ancienne cour, sans diminuer son goût pour les illustrations nouvelles,
lui faisait rechercher la société des premiers: sorte de plaisir qui pouvait
passer alors pour une bonne action; car les émigrés rentrés étaient
pauvres et suspecte au gouvernement.
Madame Delmer frappée de la beauté, de l'esprit d'Ellénore, et plus
encore des malheurs qui la plaçaient dans une fausse position, se prit
d'amitié pour elle, l'admit parmi les gens distingués qu'elle recevait, et
dont le plus continuellement aimable était le célèbre chevalier de
Boufflers.
Ce vivant souvenir des hommes à la mode de la cour de Louis XVI
était aussi le type du philosophe français, moitié prêtre, moitié soldat,
moitié rhéteur, moitié poëte bon et malin, brave et galant, loyal et
adroit, gai jusqu'à la folie, sérieux jusqu'à la profondeur; il faisait
également rêver et rire.
Destiné par sa famille aux bénéfices de l'état ecclésiastique, il leur avait
préféré la gloire des armes. Après s'être fait distinguer, comme
capitaine de hussards, dans la guerre de sept ans, il avait commandé
l'île Saint-Louis, au Sénégal. Sa naissance illustre, ses longs services,
ses grands voyages, l'amitié de Voltaire, celle de madame de Staël, de
la maréchale de Luxembourg, la protection de la reine, et, plus que tout
cela, son esprit gracieux, original et piquant, lui avaient acquis cette
bienveillance passionnée que le monde accorde toujours aux gens qui
l'amusent. Sa conversation avait pour chacun un attrait particulier; il
parlait aux amateurs de l'ancien régime de ces jolis concerts où
Marie-Antoinette chantait, accompagnée par un piano, et ravissait un
petit cercle de courtisans plus décidés à l'applaudir qu'à la défendre.
Il racontait aux fanatiques de la liberté son séjour parmi les esclaves;
aux militaires, ses campagnes et sa sanglante bataille d'Aménebourg, à
nos jeunes écrivains, ses visites à Ferney, et à nos jolies femmes, son
dernier dîner chez madame Bonaparte; il leur redisait la joyeuse
chanson qui en avait égayé le dessert. Cette faculté de parler à chaque

esprit sa langue faisait rechercher la société du chevalier de Boufflers
par les partis les plus contraires.
La pénétration qui lui avait souvent fait prédire les fautes des autorités
passées et présentes, son indulgence pour ce qu'il appelait l'humanité
des grands hommes et le revers des grandes actions, le garantissait de
cette haine politique qui divisait alors tous les échappés de la Terreur. Il
ne concevait pas comment, après avoir couru en masse d'aussi terribles
dangers, on ne s'embrassait point cordialement, sans égard au rang, à la
fortune, ainsi que le font les marins d'une frégate échappés à un récent
naufrage. Il prenait en pitié ces malheureux encore mutilés par la
Révolution, qui, au lieu de se réunir pour conserver la liberté achetée
par tant de sacrifices, se disputaient à qui la perdrait le plus tôt. Son
goût pour les caractères originaux, les événements dramatiques; son
faible pour l'esprit, le mettaient en relation avec toutes les supériorités
de l'époque; aussi, il est fort à regretter qu'il n'ait point laissé de
mémoires; car nul mieux que lui n'aurait raconté les moeurs de ce
temps de révolution, où les préjugés, battus par les intérêts,
s'efforçaient de vivre, quoique mutilés, et où les vainqueurs de ces
mêmes préjugés ne pensaient à les écraser que pour les relever à leur
profit.
Dans ce bouleversement général, il a existé un moment, fort court à la
vérité,
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