Ellénore, Volume II | Page 7

Sophie Gay
mais il n'en fait pas sa société; et j'avoue que je serais désolé

d'être exposé à rencontrer chez vous ces messieurs de la République;
cela ne m'empêche pas de rendre justice à leur esprit; celui de M. de
Rheinfeld surtout m'a paru des plus piquants.
--Ah! vous le connaissez? dit Ellénore avec étonnement.
--Oui, j'ai dîné plusieurs fois avec lui chez la baronne de Seldorf; c'est
le héros de son salon, et ce n'est pas par une galanterie servile qu'il se
maintient dans la préférence de cette femme célèbre, car il la contrarie à
tout propos, mais juste ce qu'il faut pour animer son amour-propre et
redoubler son éloquence. Rien n'est si amusant que leurs attaques
réciproques; on croirait, à la chaleur de leurs discussions, à la malice de
leurs plaisanteries, au mordant de leurs épigrammes, qu'ils vont se
brouiller pour toujours: bien au contraire, ils n'en sont que mieux
ensemble.
--Cela se comprend. Quand les coeurs sont d'accord, les esprits peuvent
se combattre impunément.
--Leurs coeurs? Je ne crois pas qu'ils soient pour rien dans tout cela; ce
qui ne les empêchera pas d'être très-fidèles l'un à l'autre: les chaînes de
l'amour-propre sont plus solides que celles de l'amour, dit-on, et
comme ils se connaissent réciproquement plus d'esprit qu'à personne au
monde, ils ne se laisseront pas échapper. On tient toujours à ce qu'on ne
peut remplacer.
--Mais si j'en crois les amis de la baronne, elle ne se contente pas des
suffrages de M. de Rheinfeld.
--Sans doute elle les veut tous, elle sait trop bien qu'elle leur doit son
amour, et qu'un peu moins admirée par le monde dans ce qu'elle a de
supérieur, M. de Rheinfeld ne verrait plus que la beauté qui lui manque.
Ah! vous ne saurez jamais combien il est difficile de se faire aimer
quand on n'est pas jolie!
--Pourtant les exemples ne sont pas rares. Madame de Bourdic,
madame Fanny de Beauharnais sont encore là pour prouver...

--Que la petite vanité de voir sa complaisance et ses infidélités
célébrées dans de jolis vers de boudoirs, peut donner le courage de se
consacrer quelque temps à une femme laide, voilà tout; mais ces
amours-là ne font point de dupes, pas même parmi les gens qui en
paraissent le plus dominés. L'illusion n'entre pour rien dans leur
attachement, c'est ce qui en assure la durée.
--Celui de M. de Rheinfeld pour madame de Seldorf est fondé sur des
motifs plus graves; il y a tant de prestige dans une grande supériorité!
--Aussi est-il fier de sa conquête, et ne se donne-t-il parfois des airs
d'inconstance que pour empêcher le sentiment de la baronne de
s'endormir dans la sécurité.
--Ah! vous le croyez capable d'un si misérable calcul?
--Et de bien d'autres, vraiment; mais ne me demandez pas ce que je
pense de vos révolutionnaires; je me reconnais injuste envers ceux qui
valent quelque chose; j'ai trop vu les autres à l'oeuvre. Il en est résulté
une antipathie pour tous, que je ne saurais vaincre; heureusement, j'ai
peu l'occasion de les voir.
--Parce que vous ne rendez pas à madame Talma les visites que vous
lui devez; et c'est un tort qui touche à l'ingratitude.
--J'en conviens, mais je m'en donnerais un plus grand en lui montrant
mon aversion pour ses amis. Quant à elle, vous savez combien j'aime à
la trouver chez vous et à lui parler de ma reconnaissance. Ce n'est pas
que j'ignore ses élans patriotiques et sa prédilection pour les nouvelles
idées, mais je les lui pardonne en faveur de leur ténacité; car du temps
de ce vieux prince de Soubise, dont elle a hérité, elle amusait la société
du prince par des épigrammes sur les travers de la noblesse, et par ses
prédictions sur les malheurs que tant d'abus attiraient aux premières
familles de France. En l'appelant la Cassandre de la Révolution, hélas!
on ne pensait pas dire si juste!
--Puisse-t-elle être encore douée de la même puissance, car elle m'a
prédit ce soir le prochain retour de votre soeur à Paris.

--Quoi! Siéyès consentirait...
--Oui, à se rendre caution, près des autorités régnantes, de la famille
dont il sollicite la radiation. Vous voyez qu'il y a du bon dans ces
monstres-là.
--Ah! qui pourrait vous voir, vous entendre, et ne pas faire tout ce que
vous désirez? s'écria M. de Savernon, en baisant la main d'Ellénore.
Cet entretien prouva à madame Mansley l'impossibilité d'amener
jamais M. de Savernon à supporter la société des gens d'une opinion
contraire à la sienne, malgré les obligations qu'il pourrait leur avoir.
Elle se résigna à porter à elle seule tout le poids de la reconnaissance
due à de si éminents services. Noble détermination qui ajouta encore à
l'embarras de sa situation et partagea sa vie journalière entre les deux
sociétés les plus opposées.
A mesure
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