Ellénore, Volume II | Page 9

Sophie Gay
où la beauté, le mérite réel, les avantages naturels, si
communément soumis aux avantages de convention, avaient retrouvé
toute la puissance que le ciel leur donne, et que la société leur conteste.
On pardonnait à la belle madame Tallien de porter un nom odieux;
d'abord parce qu'elle ne s'était résignée à l'accepter que pour sauver sa
tête, et qu'elle en avait sauvé beaucoup d'autres, en convertissant son
adorateur jacobin à la religion des simples patriotes. Et puis elle
rappelait si bien les charmes, la grâce irrésistible de l'antique Aspasie,
son dévouement courageux pour tous les malheurs, même les plus
obscurs; pour toutes les victimes, même les plus ingrates, cette
protection infatigable, qui l'a fait appeler par ses ennemis mêmes,
Notre-Dame de bon secours, lui avait acquis une sorte de royauté
républicaine, que les plus farouches de nos Brutus n'osaient lui

disputer.
Une petite maison, déguisée en chaumière, et située dans l'allée des
Veuves, lui servait de temple. C'est là que chaque jour, un prisonnier,
accusé et convaincu du crime d'aristocratie, un émigré muni d'un faux
certificat de résidence, un prêtre travesti, venaient baigner des larmes
de la reconnaissance les belles mains de madame Tallien.
C'est là que tout ce qu'il y avait de talents novices, de héros futurs, de
célébrités en herbe, venaient causer de leurs projets, et s'enrichir
réciproquement de leurs idées; c'est là que les parvenus se civilisaient
par degré, en se frottant aux anciens châtelains dont ils se partageaient
les terres. C'est là que Barras imitait le maréchal de Richelieu, Siéyès le
cardinal de Retz, et un riche fournisseur le surintendant Fouquet; tandis
que tous les porteurs de grands noms français affectaient les manières
et le langage des petits négociants.
Ce travestissement réciproque offrait chaque jour les scènes les plus
étranges, surtout quand un de ces artisans, sorti tout à coup de sa classe
par l'effet d'une spéculation plus hardie que loyale, prenait en
protection un pauvre diable de grand seigneur trop heureux de
continuer la bonne chère dont il avait l'habitude et qu'il était d'autant
plus sûr de retrouver chez le parvenu, que celui-ci avait hérité de son
cuisinier, avec la plupart des autres biens de son illustre famille. Enfin,
c'est là que la comtesse de Beauharnais, cette aimable créole, veuve
d'un des hommes les plus élégants de la cour de Louis XVI, avait vu
pour la première fois ce petit officier corse, qui devait la placer
au-dessus de toutes les souveraines de l'Europe.

V
Ceux qui n'en ont pas été témoins ne concevront jamais comment tant
de classes, de fortunes, de rancunes, d'opinions différentes se
réunissaient chaque jour, pour le seul plaisir d'échapper aux souvenirs
de terreur qui avaient fini par atteindre les plus ardents révolutionnaires,
aussi bien que les plus fidèles de l'ancien régime.

Ces réunions, loin d'engager à des concessions mutuelles, maintenaient
au contraire les partis les plus opposés dans leur malveillance
réciproque; mais le besoin de s'amuser est tel en France, que la
noblesse ruinée (sauf quelques-unes de ces familles dont le puritanisme
chevaleresque s'est fait honorer), se prêtait de fort bonne grâce à
profiter des invitations dont les nouveaux enrichis l'accablaient; car la
vanité de ceux-ci visant à dépenser leur argent en bonne compagnie, il
fallait voir l'air qu'ils prenaient lorsque charmé du beau visage et de la
tournure élégante d'une jeune fille, qui avait pour toute parure de bal
une robe de grosse mousseline et des cheveux coupés à la Titus, vous
demandiez son nom, et qu'ils vous répondaient en appuyant sur chaque
syllabe:
--C'est la fille du ci-devant comte de***, la nièce du duc de***, qui est
émigré. La pauvre enfant danse comme si elle avait encore une dot.
Et tous convenaient qu'elle pouvait s'en passer.
C'était un mélange de dédain insolent d'une part, de protection grossière
de l'autre, d'imitation de l'antique et de singerie anglaise, de luxe et de
misère, d'élégance et de burlesque qui alimentait la conversation de tout
le monde.
Ceux qui n'avaient perdu au grand naufrage que leur fortune, s'en
consolaient en riant des bévues de ceux qui l'avaient repêchée et qui la
dépensaient d'une façon si comique; enfin, jamais époque n'a mieux
montré à quel point on peut supporter courageusement les plus dures
privations, lorsque l'amour-propre n'en souffre pas; c'était à qui se
vanterait de sa pauvreté. Les femmes, qui se rendaient autrefois à
Versailles en berline à six chevaux, se cotisaient pour payer le fiacre
qui devait les conduire au spectacle, et les incroyables du jour mettaient
autant de fatuité à se raconter leurs économies forcées, que leurs pères
en mettaient, avant la Révolution, à se vanter de leurs dettes.
Monarchistes ou républicains, révolutionnaires ou modérés, chacun
éprouvait au même degré le besoin de se distraire des dangers passés, et
de l'affreux spectacle qu'on avait eu si longtemps sous les yeux. La
crainte de
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