Ellénore, Volume II | Page 6

Sophie Gay
part dans cet éloge. En effet, il avait conservé
sa grande coiffure de l'ancien régime, en dépit du nouveau; mais il avait
tant contribué à l'établissement de ce dernier par ses discours à la
tribune, que ses phrases républicaines avaient obtenu grâce pour sa
frisure de royaliste; aussi le vicomte de Ségur ne se refusa-t-il point le
plaisir de lui dire en riant:
--Sans doute il y a du mérite à garder son plumage, même en changeant
de langage; mais vous conviendrez que j'ai toujours gardé les paroles
de mon air.
--Ah! c'est un fait incontestable, dit Riouffe, et qui prouve que le jeu
des révolutions ressemble à tous les autres. Il ne s'agit pas de les bien
jouer, mais d'avoir la chance. On en a tué vingt mille de moins
aristocrates que le vicomte.
--C'est qu'on ne m'a pas fait l'honneur de me croire dangereux. Mais,
comme on pourrait se raviser, et qu'il reste encore beaucoup d'amateurs
des journées de septembre, je vous supplie de me laisser jouir le plus
longtemps possible du dédain de nos Brutus. J'aime la vie, surtout
depuis que je suis obligé de gagner la mienne en faisant le métier de
brocanteur. Et puis je suis curieux de savoir où tout cela nous mènera.
J'ai dans l'idée que si le ciel m'accordait encore une dizaine d'années, je
vous verrais tous plus royalistes que moi.

A ces mots, de grands éclats de rire se firent entendre. On traita la
prédiction de rêve insensé. Le général Bernadotte, qui arriva juste au
moment où elle excitait la gaieté générale, s'en divertit plus que
personne, et raconta plusieurs traits de notre armée républicaine, qui
démontraient assez sa haine contre les tyrans, et ne laissa pas douter
d'une révolte sanguinaire contre le premier qui tenterait de s'emparer du
pouvoir.
--Bons soldats! disait le vicomte de Ségur en haussant les épaules; mais
ce sont des esclaves nés, qui obéissent comme des nègres, sans oser
demander pourquoi et pour qui on les fait tuer. Leur général est leur roi;
et le premier de vous qui le voudra s'en fera couronner sans la moindre
opposition.
Bernadotte se récria tellement sur l'absurdité de cette sentence, et
chacun la trouva si extravagante que le vicomte, accablé sous les
moqueries de tout le monde, en fut réduit à se retirer, en disant
humblement:
--Je n'ai pas la prétention de passer pour un oracle, mais c'est ainsi que
les plus vrais ont été reçus.

IV
En rentrant chez elle, Ellénore trouva M. de Savernon qui l'attendait.
--Eh bien, dit-il, pendant qu'elle ôtait son châle, qu'avez-vous obtenu de
tous ces coquins-là?
--Ah! pouvez-vous traiter ainsi des gens à qui nous devons tout, et sans
lesquels vous seriez exilé de France!
--C'est à vous seule que je veux devoir ce service, je ne veux pas savoir
qui vous l'a rendu pour n'être pas obligé de partager ma reconnaissance
entre l'amour et la haine, car je devrais cent fois la vie à tous ces
jacobins, que je ne pourrais m'empêcher de les haïr.

--Grâce au ciel, les jacobins dont vous parlez ne sont plus
tout-puissants, et les patriotes qui leur ont succédé ne demandent qu'à
réparer les maux causés par Robespierre et ses séides.
--Dites plutôt qu'ils affichent une sorte de modération pour mieux
consolider leurs lois républicaines, et ramener ainsi le règne du peuple
souverain. Quels étaient les coryphées de ce noble parti, les Manlius
qui se pavanaient ce soir chez madame Talma.
--Le vicomte de Ségur, répondit avec malice Ellénore.
--Oh! celui-là n'est pas des leurs, et l'on ne conçoit pas sa complaisance
à souffrir leur société.
--C'est sans doute qu'il la trouve spirituelle; car vous le connaissez, son
ancien amour pour madame Talma, tout ce qu'il lui doit pour l'avoir
protégé contre les périls les plus imminents, ne lui feraient pas
supporter volontairement une conversation ennuyeuse.
--Oui, j'admire sa bonne grâce à sourire à ces fiers Spartiates, à ces
héros de la liberté, qu'il voudrait voir pendus; mais je ne saurais l'imiter.
La vue de ces gens-là me fait horreur.
--Vous confondez à tort, vous dis-je, les partisans de la liberté avec les
chefs de la Terreur. Les premiers se sont laissé dépasser par les seconds.
Voilà leur seul crime; et la plupart en ont déjà été punis par la mort. Ce
triste exemple, et la fidélité de ceux qui restent attachés aux opinions
qui deviennent tous les jours plus difficiles à soutenir doivent leur
assurer l'estime de tous les partis.
--Oh! j'en connais un qui ne leur pardonnera jamais d'avoir démantibulé
le plus doux des gouvernements pour nous mener au plus féroce.
--En ce cas, pourquoi avoir recours à eux?
--Par la même raison qu'on se sert d'un couteau qui a déjà blessé plus
d'une fois, et qu'un général a recours à des espions pour surprendre
l'ennemi,
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