Ellénore, Volume II | Page 5

Sophie Gay
la jeunesse, l'esprit, la fortune, et qui
ne sera jamais heureuse.
--Vous verrez qu'elle aura placé son amour sur quelque sot, dit M. de
Rheinfeld avec un sourire amer.

--Non; elle a bien une passion malheureuse, mais personne n'en est
l'objet.
--Serait-elle avare? demanda madame de Condorcet.
--Plût au ciel! On aurait un moyen sûr de la séduire, mais il n'est au
pouvoir de qui que ce soit de satisfaire son ambition. Elle est à la
poursuite d'un bien qu'on usurpe souvent, mais qu'on ne rattrape jamais;
elle a la manie de la considération, et vous comprenez qu'on n'y arrive
guère par le chemin qu'elle a pris, ou plutôt en sortant du gouffre où le
sort l'a jetée. Mais le ciel s'amuse souvent à déjouer l'effet de tous ses
dons par un goût désordonné pour l'impossible. Voyez plutôt madame
de Seldorf, toute l'Europe est aux pieds de son esprit; on va jusqu'à
parler de son génie. Eh bien, cela ne lui suffit pas, elle veut qu'on la
trouve belle.

III
Au nom de madame de Seldorf, Adolphe fit un mouvement qu'il
réprima aussitôt, se promettant de venger plus tard la baronne d'un
reproche malheureusement trop bien fondé; il eut recours à l'influence
qu'il exerçait à volonté sur la conversation, et l'amena sur le burlesque
des métiers adoptés par plusieurs des victimes de la Révolution pour se
soustraire à la misère.
Il parla du comte de R..., qui donnait des leçons de guitare sans savoir
une note de musique; de la marquise de F..., qui tenait une pension
bourgeoise où les hommes dînaient gratis, et ne payaient que le souper,
et il finit par demander au vicomte si son commerce de vieux meubles
était aussi lucratif.
--Il devient chaque jour meilleur, répondit M. de Ségur sans se
déconcerter, surtout depuis que nos parvenus tournent à l'aristocratie:
ils veulent tous des meubles d'émigrés, et nous savent très-bon gré de
les avoir sauvés de leur propre pillage. J'ai vendu ce matin à mon
ancienne fruitière un meuble complet tout en damas jaune, et qui

figurera merveilleusement dans le grand appartement qu'elle vient de
louer sur les boulevards, pour y recevoir ce qu'elle appelle sa
compagnie; elle compte y donner de beaux bals, suivis d'excellents
soupers, le tout payé avec les bénéfices des petits accaparements de
grains tentés par son mari avec beaucoup de succès. Ah! c'est une
femme de joyeuse humeur, et pas du tout fière, car elle m'a invité à son
prochain bal.
--Et vous irez?
--Pourquoi pas? Je suis sûr de n'y être pas connu, et je ne suis pas fâché
de voir comment ce monde-là s'amuse.
--Mais vous lui ferez, je pense, le sacrifice de vos ailes de pigeon
poudrées à frimas, dit madame de Condorcet.
--Non, vraiment! ces ailes-là ne se sont pas pliées devant la guillotine,
je ne vois pas pourquoi elles s'abattraient devant ma riche fruitière.
--Vous aurez bientôt une occasion de les placer avantageusement, dit
madame Talma, car on prétend que le perruquier Clénard va donner
une fête superbe, à ce bel hôtel de Salm qu'il a acheté presque pour rien
de la nation, qui l'avait encore eu à meilleur marché.
--Certes, j'irai à sa fête, si le citoyen Clénard daigne me mettre sur sa
liste en qualité d'ancienne pratique. Je vous affirme que ces soirées-là
sont fort divertissantes de plus d'une manière. D'abord, il y a un luxe de
fleurs, une nouveauté d'ameublements et de parures dont l'effet ne peut
se peindre. Figurez-vous le boudoir d'Aspasie, rempli de Grecques plus
belles les unes que les autres, et d'une beauté incontestable, car leurs
tuniques sont drapées avec tant d'art, qu'on devine tous les attraits
qu'elles ne montrent pas. Ce sont autant de statues animées qui
semblent être descendues de leur piédestal pour recevoir de plus près
les adorations des humains; mais quels humains, bon Dieu! et que leur
costume, leur ton, leurs manières sont peu en harmonie avec la grâce de
cet essaim de déesses! Je voyais hier la belle madame Tallien à côté
d'un incroyable à gilet frangé, à cravate à cornes, à badine en massue;
elle avait l'air d'Hermione causant avec un escamoteur français.

--Mais c'en était peut-être bien un aussi...
--Non, vous le connaissez tous. C'est un homme très comme il faut,
mais pour qui la mode est une religion. Il la suit dans tout ce qu'elle a
de plus extravagant. Si son titre lui avait permis de se montrer sous le
règne des sans-culottes, il n'aurait pu s'empêcher d'imiter leur
non-costume. C'est sa folie.
--Elle est moins courageuse que la vôtre, dit madame Talma, et vous
vivrez dans notre histoire, rien que pour avoir traversé le temps de la
Terreur, coiffé et vêtu comme vous l'étiez aux petits soupers de Trianon.
Il a fallu bien moins d'héroïsme pour triompher de Robespierre.
Chénier revendiqua une
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