Ellénore, Volume II | Page 4

Sophie Gay
en disant:
--Vous êtes tous également exagérés dans votre opinion sur madame
Mansley. Je suis certaine que celle d'Adolphe, qui garde le silence, est
la seule raisonnable. Voyons, que pensez-vous de cette belle Ellénore?
--Moi, madame, répondit Adolphe avec l'air d'un homme qu'on éveille
en sursaut. Je ne l'ai pas vue.
--Quoi; vous n'avez pas vu cette femme charmante dont nous parlons
depuis une heure?
--J'ai de mauvais yeux... vous le savez... J'étais placé loin d'elle... je ne
l'ai pas regardée...
--Voilà une insouciance qui pourra vous coûter cher, mon ami, si
jamais on la raconte à celle qu'elle offense, dit madame Talma. Ce sont
de ces fautes que la meilleure des femmes punit comme un crime.
--Lorsqu'on lui en fournit l'occasion; mais...
--Elle se trouve toujours, interrompit Chénier, et je vous prédis qu'avant
peu...
--Je ne crois point aux oracles; les vôtres surtout ont beaucoup perdu de
leur crédit depuis qu'ils m'ont prédit le triomphe de la république en
France sur tous les autres gouvernements; je la vois tourner de jour en
jour au despotisme militaire, et je ne doute pas que dans le nombre de

vos jeunes conquérants il ne se trouve un futur César.
--C'est possible, dit Riouffe, mais la race des Brutus n'est pas encore
éteinte.
--A quoi servent-ils? reprit Chénier, à préparer le règne d'un Tibère. En
vérité, j'aimerais autant celui d'un cardinal de Richelieu.
--Espérons mieux que tout cela, dit madame Talma; la liberté nous
coûte assez cher pour la défendre contre toute espèce de tyrannie,
même celle de la gloire. Et puis n'êtes-vous pas là pour plaider sa cause?
Les tournois de la tribune ont aussi leurs vainqueurs, et les couronnes
de chêne valent bien celles de laurier.
Adolphe ayant ainsi ramené la conversation sur les intérêts politiques.
Il n'aurait plus été question d'Ellénore, si le vicomte de Ségur n'était
arrivé en disant:
--Je croyais madame Mansley ici?
--Elle y était il y a peu de moments, dit madame Talma.
--Ce sont vos discussions politiques qui l'auront fait fuir. Vous avez la
rage de vouloir gouverner chacun à votre manière; aussi Dieu sait
comme cela va. Ce n'est pas que ses idées anglaises sur la liberté à la
mode soient meilleures que les vôtres, et qu'elle les soutienne avec
moins d'entêtement; mais elles ont un faux air de raison qui ne leur
permet pas de supporter vos folies; je l'avais prévu, elle sera partie d'ici
révoltée.
--J'en serais désolé, dit Riouffe, car je me fais une grande joie de la
revoir, et s'il ne fallait pour cela que se déguiser en Vendéen, je
n'hésiterais pas un instant, au risque d'être traité comme ce pauvre
Charrette... Mais vous qui la connaissez depuis longtemps, dites-nous,
je vous prie, ce qu'il faut croire de tout ce qu'on en raconte. Les uns
prétendent que c'est la chaste victime d'un de nos roués de l'ancienne
cour, et qu'à ce titre elle mérite la protection de tout bon patriote; les
autres la rangent dans la classe des femmes tout simplement légères, et

l'accusent de vouloir rehausser ses faiblesses par l'aristocratie de ses
choix. Cela serait fort décourageant pour un bourgeois de ma sorte. Par
grâce! éclairez-nous sur ce qu'il en faut penser.
Alors le vicomte de Ségur raconta comment il avait vu pour la première
fois Ellénore, encore enfant, chez la duchesse de Montévreux; que
c'était la fille d'un officier irlandais; qu'après s'être engagée d'élever
Ellénore comme son enfant, la duchesse en était devenue jalouse, au
point de la forcer à quitter sa maison pour accepter l'asile que lui offrait
le marquis de Croixville; il parla de son enlèvement et de son faux
mariage avec le jeune marquis de Rosmond; de la manière cruelle dont
elle avait appris que le contrat, la cérémonie nuptiale, tout n'avait été
qu'une comédie; que son enfant n'était pas légitime; qu'il existait une
véritable marquise de Rosmond, et que la pauvre Ellénore déshonorée
sans avoir jamais manqué à l'honneur, malheur dont la profonde estime
et l'attachement dévoué de M. de Savernon ne parvenait point à la
consoler. Chacun se récria sur la fatalité de sa destinée, sur le
romanesque de ses aventures; M. de Rheinfeld seul ne mêla aucune de
ses réflexions à toutes celles qui interrompirent le narrateur. Et pourtant
il était facile de voir que le récit captivait entièrement l'attention
d'Adolphe.
--Que faut-il conclure de tout cela? demanda Garat.
--Qu'habituée à être trompée, elle ne demande pas mieux que de l'être
encore, dit Chénier.
--Oh! si j'en étais sûr, j'irais à l'instant même me jeter à ses pieds, dit
Riouffe.
--- Eh bien, vous pourriez y rester longtemps, car j'en connais d'aussi
aimables que vous, reprit le vicomte de Ségur, qu'elle laisse soupirer
sans la moindre pitié de leur peine. C'est une femme étrange, qui a tout
ce qui fait le bonheur: la beauté,
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