Du style gothique au dix-neuvième siècle | Page 8

Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc
siècles «ne constitue pas
à elle seule une règle absolue du génie chrétien.» Mais quel est
l'homme sérieux qui ait jamais prétendu que le gothique résumât à lui
seul l'art chrétien? Ce que nous demandons à tous, messieurs, c'est le
retour à un art né dans notre pays. Nous gommes par le 48° degré de
latitude; est-ce pour nous qu'ont été faites les basiliques de Rome ou
d'Orient? Laissons à Rome ce qui est à Rome, à Athènes ce qui est à
Athènes. Rome, la reine du monde chrétien, a eu le bon sens de garder
son architecture. Rome n'a pas voulu (peut-être seule en Europe) de
notre gothique, et elle a bien fait; car, lorsqu'on a le bonheur de
posséder une architecture nationale, le mieux est de la garder. Voilà,
messieurs, un exemple qu'elle nous donne, cette Rome que vous vantez
à bon droit, et cet exemple en vaut bien un autre. Le christianisme n'a
jamais été exclusif, dites-vous; cela est vrai, le culte catholique est
l'expression d'une religion assez grande et assez belle, pour dire
imposant partout. Mais est-ce a dire pour cela qu'il doive s'accommoder
de tout; qu'il soit disposé à prendre pour temples, dans un même
diocèse, des salles de thermes et des basiliques antiques, des rotondes
et des églises byzantines, des croix grecques et des croix latines?
Faut-il, parce que ce culte a pu être exercé dans des carrières et dans
des ruines antiques, le soumettre aujourd'hui à toutes les fantaisies qu'il
plaît et qu'il plairait encore aux inventeurs d'architecture de lui imposer?
Quand nous avons chez nous, dans toutes nos villes, un art complet,
applicable, né sur notre sol, envié par toute l'Europe, un art qui vous
cause à vous-mêmes des émotions si vives, comment se fait-il que ce

soit précisément celui-là dont vous ne vouliez pas? Serait-ce parce que
ceux qui, après tant d'efforts, ont su l'amener à sa perfection n'étalent
pas de l'Académie des Beaux-Arts?... Vous nous permettez de le
dépecer, cet art, de prendre des bribes par-ci par-là, d'y mêler d'autres
éléments étrangers, et d'en faire quelque chose pour notre usage. Mais
cela est-il possible? L'unité, messieurs, cette grande loi que les anciens
ont si bien su nous enseigner dans leurs écrits, par leurs monuments, et
que vous-mêmes vous avez prêchée, qu'en faites-vous? vous? «C'est de
la conception d'un monument que dépend cette unité d'intention et de
vues qui doit devenir le lien commun de toutes les parties. Aussi faut-il
qu'un monument émane d'une seule intelligence, qui en combine
l'ensemble, de telle manière qu'on ne puisse, sans en altérer l'accord, ni
en rien retrancher, ni rien y ajouter, ni rien y changer[4].» Ce n'est pas
moi qui parle, messieurs; c'est M. Quatremère de Quincy. Écoutez
encore ceci: «On appelle ainsi (l'unité de système et de principes) celle
qui consiste à ne point confondre dans le même édifice certaines
diversités qui sont le produit, chez différentes nations, d'un principe
originaire particulier, et de types formés sur des modèles sans rapports
entre eux.» Toujours M. Quatremère.
[Note 4: Dictionnaire historique d'Architecture, t. II, p. 636.]
Vous vous étiez faits païens, messieurs; aujourd'hui, serrés de près par
l'opinion des gens qui ont étudié l'art national, vous vous faites
éclectiques, et vous feriez, s'il le fallait, d'autres concessions à nos
principes pour éviter d'être franchement de votre pays. Vous jetez votre
plus précieux bagage à la mer, à l'heure qu'il est; vous renoncez à
l'unité, pour sauver le vaisseau de l'Académie. Nous craignons que vous
ne sauviez rien, et que vous ne détruisiez l'École. Lorsque l'Académie
des Beaux-Arts installait franchement l'antiquité chez nous, avec toutes
ses conséquences, il y avait au moins unité, harmonie dans
l'enseignement, dans les exemples et dans les résultats. C'était un art
dont la forme était en désaccord avec nos moeurs et notre climat; mais
c'était un art admirable, sur lequel il était aisé de fonder un
enseignement. Aujourd'hui vous prêchez l'anarchie, l'éclectisme,
messieurs! Mais vous mettez le feu aux quatre coins de l'École!
Comment? vous allez dire à vos élèves (je vous cite): «Recueillez dans

le passé, choisissez dans le présent...» Mais que choisir? vous
répondra-t-on. L'Académie croit qu'avec cela nous aurons une
architecture de notre époque; nous aurons ce que nous avons depuis
vingt ans, du désordre. Pour nous, le désordre nous fatigue; nous n'en
voulons plus, et, autant qu'il dépendra de nous, nous le combattrons,
qu'il vienne d'en haut ou d'en bas. J'en appelle aux architectes qui font
partie de l'Académie des Beaux-Arts, à ceux qui ont construit toutefois;
est-ce à l'aide de théories aussi vagues que l'on élève un édifice, est-ce
avec des phrases bien tournées que vous donnerez, dès le sol, un aspect
d'unité à votre monument? Une fois le crayon à la main, le papier
devant vous, et les ouvriers prêts à exécuter vos ordres,
chercherez-vous cette
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