que sa tendresse
pour les autres et le peu de cas qu’elle faisait de sa propre personne et
de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où,
contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il
n’y a avait d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un
baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans les
caresser passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma
grand’tante, le spectacle des vaines prières de ma grand’mère et de sa
faiblesse, vaincue d’avance, essayant inutilement d’ôter à mon
grand-père le verre à liqueur, c’était de ces choses à la vue desquelles
on s’habitue plus tard jusqu’à les considérer en riant et à prendre le
parti du persécuteur assez résolument et gaiement pour se persuader à
soi-même qu’il ne s’agit pas de persécution; elles me causaient alors
une telle horreur, que j’aurais aimé battre ma grand’tante. Mais dès que
j’entendais: «Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du
cognac!» déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous,
une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des
souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais
sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les
toits, dans une petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un
cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui
passait une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. Destinée à un
usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant
le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de
refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût
permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui
réclamaient une inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et
la volupté. Hélas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les
petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé
délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient
ma grand’mère, au cours de ces déambulations incessantes, de
l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement
levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées,
devenues au retour de l’âge presque mauves comme les labours à
l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi relevée, et sur
lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours
en train de sécher un pleur involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman
viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir
durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je
l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le
bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle
pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment
douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m’aurait
quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j’aimais
tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se
prolongeât le temps de répit où maman n’était pas encore venue.
Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour
partir, je voulais la rappeler, lui dire «embrasse-moi une fois encore»,
mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession
qu’elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser,
en m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites
absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin,
l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand
elle était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée
détruisait tout le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand
elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue
comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres
puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces
soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre,
étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à
dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le
monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de
quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui
vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus
rarement depuis qu’il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes
parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner,
à l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand
marronnier, autour
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