pouvait
arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le
cheval de Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre,
se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de
Golo lui-même, d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa
monture, s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant
qu’il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant
intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt et
surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi
noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble
de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui
semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de
moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise
me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une
chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas
faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de
l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes.
Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les
autres boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul,
sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était
devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à
Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à
manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de
Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole,
donnait sa lumière de tous les soirs; et de tomber dans les bras de
maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus
chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre
conscience avec plus de scrupules.
Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman qui restait
à causer avec les autres, au jardin s’il faisait beau, dans le petit salon où
tout le monde se retirait s’il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma
grand’mère qui trouvait que «c’est une pitié de rester enfermé à la
campagne» et qui avait d’incessantes discussions avec mon père, les
jours de trop grande pluie, parce qu’il m’envoyait lire dans ma chambre
au lieu de rester dehors. «Ce n’est pas comme cela que vous le rendrez
robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant
besoin de prendre des forces et de la volonté.» Mon père haussait les
épaules et il examinait le baromètre, car il aimait la météorologie,
pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne pas le troubler,
le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas
chercher à percer le mystère de ses supériorités. Mais ma grand’mère,
elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rage et que
Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils d’osier de
peur qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et
fouetté par l’averse, relevant ses mèches désordonnées et grises pour
que son front s’imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle
disait: «Enfin, on respire!» et parcourait les allées détrempées,—trop
symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu
du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis le
matin si le temps s’arrangerait,—de son petit pas enthousiaste et
saccadé, réglé sur les mouvements divers qu’excitaient dans son âme
l’ivresse de l’orage, la puissance de l’hygiène, la stupidité de mon
éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu
d’elle d’éviter à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle
disparaissait jusqu’à une hauteur qui était toujours pour sa femme de
chambre un désespoir et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu après dîner,
une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: c’était, à un des moments
où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme
un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient
servies sur la table à jeu,—si ma grand’tante lui criait: «Bathilde! viens
donc empêcher ton mari de boire du cognac!» Pour la taquiner, en effet
(elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent que
tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs
étaient défendues à mon grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire
quelques gouttes. Ma pauvre grand’mère entrait, priait ardemment son
mari de ne pas goûter au cognac; il se fâchait, buvait tout de même sa
gorgée, et ma grand’mère repartait, triste, découragée, souriante
pourtant, car elle était si humble de cœur et si douce
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