Du Cote de Chez Swann, vol 1 | Page 9

Marcel Proust
de la table de fer, nous entendions au bout du jardin,
non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au
passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne
de la maison qui le déclenchait en entrant «sans sonner», mais le
double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers,
tout le monde aussitôt se demandait: «Une visite, qui cela peut-il être?»
mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann; ma
grand’tante parlant à haute voix, pour prêcher d’exemple, sur un ton
qu’elle s’efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi;
que rien n’est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui
cela fait croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit pas
entendre; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère, toujours heureuse
d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en

profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de
rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui,
pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le
coiffeur a trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère allait
nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand
nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait:
«Je reconnais la voix de Swann.» On ne le reconnaissait en effet qu’à la
voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous
un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la
Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au
jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en avoir l’air,
dire qu’on apportât les sirops; ma grand’mère attachait beaucoup
d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air
de figurer d’une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M.
Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon
grand-père qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme
excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois
pour interrompre les élans du cœur, changer le cours de la pensée.
J’entendais plusieurs fois par an mon grand-père raconter à table des
anecdotes toujours les mêmes sur l’attitude qu’avait eue M. Swann le
père, à la mort de sa femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon
grand-père qui ne l’avait pas vu depuis longtemps était accouru auprès
de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de
Combray, et avait réussi, pour qu’il n’assistât pas à la mise en bière, à
lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils
firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d’un
coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras, s’était écrié: «Ah!
mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau
temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et
mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité? Vous avez l’air comme
un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie
a du bon tout de même, mon cher Amédée!» Brusquement le souvenir
de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de
chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à un
mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était familier

chaque fois qu’une question ardue se présentait à son esprit, de passer
la main sur son front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il
ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant
les deux années qu’il lui survécut, il disait à mon grand-père: «C’est
drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y
penser beaucoup à la fois.» «Souvent, mais peu à la fois, comme le
pauvre père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon
grand-père qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il
m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon
grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence
faisant jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à
absoudre des fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était
récrié: «Mais comment? c’était un cœur d’or!»
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant mon mariage, M.
Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes
grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans la
société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce d’incognito
que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient,—avec la
parfaite innocence
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