Du Cote de Chez Swann, vol 1 | Page 6

Marcel Proust
par la
brise à la pointe d’un rayon—; parfois la chambre Louis XVI, si gaie
que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les
colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant
de grâce pour montrer et réserver la place du lit; parfois au contraire

celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans
la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la
première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur
inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de
l’insolente indifférence de la pendule que jacassait tout haut comme si
je n’eusse pas été là;—où une étrange et impitoyable glace à pieds
quadrangulaires, barrant obliquement un des angles de la pièce, se
creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé
un emplacement qui n’y était pas prévu;—où ma pensée, s’efforçant
pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre
exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut
son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que
j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine
rétive, le cœur battant: jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur
des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et
cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et
notablement diminué la hauteur apparente du plafond. L’habitude!
aménageuse habile mais bien lente et qui commence par laisser souffrir
notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire; mais
que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et
réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis
habitable.
Certes, j’étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une
dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de
moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait
mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode,
mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais
j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont
l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image
distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné
à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout
de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre
vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à
Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les
personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on
m’en avait raconté.

A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le
moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma
mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le point
fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour
me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me
donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on
coiffait ma lampe; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres
verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs
d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où
des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et
momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien que
le changement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma
chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m’était
devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j’y étais
inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de «chalet», où je fusse
arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait
de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente
d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre
Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe
qui n’était autre que la limite d’un des ovales de verre ménagés dans le
châssis qu’on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n’était qu’un
pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui
portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je
n’avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les
verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l’avait
montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour écouter avec
tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand’tante et qu’il avait
l’air de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une
docilité qui n’excluait pas une certaine majesté, aux indications du
texte; puis il s’éloignant du même pas saccadé. Et rien ne
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