Du Cote de Chez Swann, vol 1 | Page 5

Marcel Proust
notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que, quand
je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir,
à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les
choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer,
cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses
membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles,
pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa
mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui
présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi,
tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la
forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant
même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût
identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,—mon
corps,—se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la
prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que
j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté
ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple,
allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin et aussitôt je me
disais: «Tiens, j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas
venue me dire bonsoir», j’étais à la campagne chez mon grand-père,
mort depuis bien des années; et mon corps, le côté sur lequel je reposais,
gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier,
me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme
d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, al cheminée en marbre
de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes
grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais
actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux
tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude; le mur filait dans
une autre direction: j’étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup,
à la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini
de dîner! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en
rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser
mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos
retours les plus tardifs, c’était les reflets rouges du couchant que je
voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est un autre genre de vie qu’on

mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir
que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces
chemins où je jouais jadis au soleil; et la chambre où je me serai
endormi au lieu de m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand
nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la
nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que
quelques secondes; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me
trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses
suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un
cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope.
Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que j’avais
habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les
longues rêveries qui suivaient mon réveil; chambres d’hiver où quand
on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu’on se tresse avec les
choses les plus disparates: un coin de l’oreiller, le haut des couvertures,
un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu’on
finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s’y
appuyant indéfiniment; où, par un temps glacial le plaisir qu’on goûte
est de se sentir séparé du dehors (comme l’hirondelle de mer qui a son
nid au fond d’un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu
étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand
manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se
rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au
sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours
thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et
viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du
foyer et qui se sont refroidies;—chambres d’été où l’on aime être uni à
la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts, jette
jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où le clair de lune appuyé
aux volets entr’ouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée,
où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée
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