Du Cote de Chez Swann, vol 1 | Page 4

Marcel Proust
qui,
pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais
une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant
où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans
un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la
porte une raie de jour. Quel bonheur c’est déjà le matin! Dans un
moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui
porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour
souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent,
puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu.
C’est minuit; on vient d’éteindre le gaz; le dernier domestique est parti
et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un
instant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries,
d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter
grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient
plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite
partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en
dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie
primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que
mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le
jour,—date pour moi d’une ère nouvelle,—où on les avait coupées.
J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le
souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux
mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entourais
complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde
des rêves.
Quelquefois, comme Eve naquit d’une côte d’Adam, une femme
naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse.
Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que
c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma
propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des
humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme
que j’avais quittée il y avait quelques moments à peine; ma joue était
chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa

taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une
femme que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout entier à
ce but: la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de
leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une
réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait,
j’avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures,
l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en
s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le
temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil; mais leurs rangs peuvent se
mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le
sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de
celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter
et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne
saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il
s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par
exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera
complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager
à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les
paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre
contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût
profond et détendît entièrement mon esprit; alors celui-ci lâchait le plan
du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la
nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au
premier instant qui j’étais; j’avais seulement dans sa simplicité
première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un
animal: j’étais plus dénué que l’homme des cavernes; mais alors le
souvenir—non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux
que j’avais habités et où j’aurais pu être—venait à moi comme un
secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout
seul; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et
l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à
col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée
par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par

l’immobilité de
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 210
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.