Don Juan, ou le Festin de Pierre | Page 5

Molière
jugement. J'ai cherché des raisons, pour excuser à ma tendresse le relachement d'amitié qu'elle voyait en vous ; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d'un départ si précipité, pour vous justifier du crime dont ma raison vous accusait. Mes justes soup?ons chaque jour avaient beau me parler, j'en rejetais la voix qui vous rendait criminel à mes yeux, et j'écoutais avec plaisir mille chimères ridicules, qui vous peignaient innocent à mon coeur ; mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d'oeil qui m'a re?ue m'apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Je serais bien aise pourtant d'ou?r de votre bouche les raisons de votre départ. Parlez, don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.
- Don Juan -
Madame, voilà Sganarelle, qui sait pourquoi je suis parti.
- Sganarelle -
(bas, à don Juan.)
Moi, Monsieur ? je n'en sais rien, s'il vous pla?t.
- Done Elvire -
Eh bien ! Sganarelle, parlez. Il n'importe de quelle bouche j'entende ses raisons.
- Don Juan -
(faisant signe à Sganarelle d'approcher.)
Allons, parle donc à Madame.
- Sganarelle -
(bas, à don Juan.)
Que voulez-vous que je dise ?
- Done Elvire -
Approchez, puis qu'on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d'un départ si prompt.
- Don Juan -
Tu ne répondras pas ?
- Sganarelle -
(bas, à don Juan.)
Je n'ai rien à répondre. Vous vous moquez de votre serviteur.
- Don Juan -
Veux-tu répondre, te dis-je ?
- Sganarelle -
Madame...
- Done Elvire -
Quoi ?
- Sganarelle -
(se tournant vers son ma?tre.)
Monsieur...
- Don Juan -
(en le mena?ant.)
Si...
- Sganarelle -
Madame, les conquérants, Alexandre, et les autres mondes sont cause de notre départ. Voilà, Monsieur, tout ce que je puis dire.
- Done Elvire -
Vous pla?t-il, don Juan, de nous éclaircir ces beaux mystères ?
- Don Juan -
Madame, à vous dire la vérité...
- Done Elvire -
Ah, que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses ! J'ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d'une noble effronterie ? que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m'aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n'est capable de vous détacher de moi que la mort ? que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m'en donner avis ; qu'il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n'ai qu'à m'en retourner d'où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus t?t qu'il vous sera possible ; qu'il est certain que vous br?lez de me rejoindre, et qu'éloigné de moi vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son ame ? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.
- Don Juan -
Je vous avoue, Madame, que je n'ai point le talent de dissimuler, et que je porte un coeur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous, et que je br?le de vous rejoindre, puisqu'enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir ; non point pour les raisons que vous pouvez vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu'avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il m'est venu des scrupules, Madame, et j'ai ouvert les yeux de l'ame sur ce que je faisais. J'ai fait réflexion que, pour vous épouser, je vous ai dérobée à la cl?ture d'un couvent, que vous avez rompu des voeux qui vous engageaient autre part, et que le ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m'a pris, et j'ai craint le courroux céleste. J'ai cru que notre mariage n'était qu'un adultère déguisé, qu'il nous attirerait quelque disgrace d'en haut, et qu'enfin je devais tacher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premières cha?nes. Voudriez-vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j'allasse, en vous retenant, me mettre le ciel sur les bras ; que pour...
- Done Elvire -
Ah ! scélérat, c'est maintenant que je te connais tout entier ; et, pour mon malheur, je te connais lorsqu'il n'en est plus temps, et qu'une telle connaissance ne peut plus me servir qu'à me désespérer. Mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie.
- Don Juan -
Sganarelle, le ciel !
- Sganarelle -
Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres.
- Don Juan -
Madame...
- Done Elvire -
Il suffit. je n'en veux pas ou?r davantage, et je m'accuse même d'en avoir trop entendu. C'est une lacheté que de se faire
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