la cour de Savoie; eu Suisse, des lois et des
moeurs, une pauvreté fière, une liberté sans orages; à Gênes, toutes les
factions des républiques, tout l'orgueil des monarchies; à Venise, le
pouvoir des nobles, l'esclavage du peuple, une liberté tyrannique; à
Florence, les Médicis, les arts, et Galilée; à Rome, toutes les nations
rassemblées par la religion, spectacle qui vaut peut-être bien celui des
statues et des tableaux; en Angleterre, les droits des peuples luttant
contre ceux des rois, Charles Ier sur le trône, et Cromwell encore dans
la foule[4]. L'âme de Descartes, à travers tous ces objets, s'élève et
s'agrandit. La religion, la politique, la liberté, la nature, la morale, tout
contribue à étendre ses idées; car l'on se trompe si l'on croit que l'âme
du philosophe doit se concentrer dans l'objet particulier qui l'occupe. Il
doit tout embrasser, tout voir. Il y a des points de réunion où toutes les
vérités se touchent; et la vérité universelle n'est elle-même que la
chaîne de tous les rapports. Pour voir de plus près le genre humain sous
toutes les faces, Descartes se mêle dans ces jeux sanglants des rois, où
le génie s'épuise à détruire, et où des milliers d'hommes, assemblés
contre des milliers d'hommes, exercent le meurtre par art et par
principes[5]. Ainsi Socrate porta les armes dans sa jeunesse. Partout il
étudie l'homme et le monde. Il analyse l'esprit humain; il observe les
opinions, suit leur progrès, examine leur influence, remonte à leur
source. De ces opinions, les unes naissent du gouvernement, d'autres du
climat, d'autres de la religion, d'autres de la forme des langues,
quelques unes des moeurs, d'autres des lois, plusieurs de toutes ces
causes réunies: il y en a qui sortent du fond même de l'esprit humain et
de la constitution de l'homme, et celles-là sont à peu près les mêmes
chez tous les peuples; il y en a d'autres qui sont bornées par les
montagnes et par les fleuves, car chaque pays a ses opinions comme ses
plantes: toutes ensemble forment la raison du peuple. Quel spectacle
pour un philosophe! Descartes en fut épouvanté. Voilà donc, dit-il, la
raison humaine! Dès ce moment il sentit s'ébranler tout l'édifice de ses
connoissances: il voulut y porter la main pour achever de le renverser;
mais il n'avoit point encore assez de force, et il s'arrêta. Il poursuit ses
observations; il étudie la nature physique: tantôt il la considère dans
toute son étendue, comme ne formant qu'un seul et immense ouvrage;
tantôt il la suit dans ses détails. La nature vivante et la nature morte,
l'être brut et l'être organisé, les différentes classes de grandeurs et de
formes, les destructions et les renouvellements, les variétés et les
rapports, rien ne lui échappe, comme rien ne l'étonne. J'aime à le voir
debout sur la cime des Alpes, élevé, par sa situation, au-dessus de
l'Europe entière, suivant de l'oeil la course du Pô, du Rhin, du Rhône et
du Danube, et de là s'élevant par la pensée vers les deux, qu'il paroît
toucher, pénétrant dans les réservoirs destinés à fournir à l'Europe ces
amas d'eaux immenses; quelquefois observant à ses pieds les espèces
innombrables de végétaux semés par la nature sur le penchant des
précipices, ou entre les pointes des rochers; quelquefois mesurant la
hauteur de ces montagnes de glace, qui semblent jetées dans les vallons
des Alpes pour les combler, ou méditant profondément à la lueur des
orages[6]. Ah! c'est dans ces moments que l'âme du philosophe s'étend,
devient immense et profonde comme la nature; c'est alors que ses idées
s'élèvent et parcourent l'univers. Insatiable de voir et de connoître,
partout où il passe, Descartes interroge la vérité; il la demande à tous
les lieux qu'il parcourt, il la poursuit de pays en pays. Dans les villes
prises d'assaut, ce sont les savants qu'il cherche. Maximilien de Bavière
voit dans Prague, dont il s'est rendu maître, la capitale d'un royaume
conquis; Descartes n'y voit que l'ancien séjour de Tycho-Brahé. Sa
mémoire y étoit encore récente; il interroge tous ceux qui l'ont connu, il
suit les traces de ses pensées; il rassemble dans les conversations le
génie d'un grand homme. Ainsi voyageoient autrefois les Pythagore, et
les Platon, lorsqu'ils alloient dans l'Orient étudier ces colonnes,
archives des nations et monuments des découvertes antiques. Descartes,
à leur exemple, ramasse tout ce qui peut l'instruire. Mais tant d'idées
acquises dans ses voyages ne lui auroient encore servi de rien, s'il
n'avoit eu l'art de se les approprier par des méditations profondes; art si
nécessaire au philosophe, si inconnu au vulgaire, et peut-être si étranger
à l'homme. En effet, qu'est-ce que méditer? C'est ramener au dedans de
nous notre existence répandue tout entière au dehors; c'est nous retirer
de l'univers pour habiter dans notre âme; c'est anéantir toute l'activité
des sens pour augmenter
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