celle de la pensée; c'est rassembler en un point
toutes les forces de l'esprit; c'est mesurer le temps, non plus par le
mouvement et par l'espace, mais par la succession lente ou rapide des
idées. Ces méditations, dans Descartes, avoient tourné en habitude[7];
elles le suivoient partout: dans les voyages, dans les camps, dans les
occupations les plus tumultueuses, il avoit toujours un asile prêt où son
âme se retiroit au besoin. C'étoit là qu'il appeloit ses idées; elles
accouroient en foule: la méditation les faisoit naître, l'esprit
géométrique venoit les enchaîner. Dès sa jeunesse il s'étoit avidement
attaché aux mathématiques, comme au seul objet qui lui présentoit
l'évidence[8]. C'étoit là que son âme se reposoit de l'inquiétude qui la
tourmentoit partout ailleurs. Mais, dégoûté bientôt de spéculations
abstraites, le désir de se rapprocher des hommes le rentraînoit à l'étude
de la nature. Il se livroit à toutes les sciences: il n'y trouvoit pas la
certitude de la géométrie, qu'elle ne doit qu'à la simplicité de son objet;
mais il y transportoit du moins la méthode des géomètres. C'est d'elle
qu'il apprenoit à fixer toujours le sens des termes, et à n'en abuser
jamais; à décomposer l'objet de son étude, à lier les conséquences aux
principes; à remonter par l'analyse, à descendre par la synthèse. Ainsi
l'esprit géométrique affermissoit sa marche; mais le courage et l'esprit
d'indépendance brisoient devant lui les barrières pour lui frayer des
routes. Il étoit né avec l'audace qui caractérise le génie; et sans doute
les événements dont il avoit été témoin, les grands spectacles de liberté
qu'il avoit vus en Allemagne, en Hollande, dans la Hongrie et dans la
Bohème, avoient contribué à développer encore en lui cette fierté
d'esprit naturelle. Il osa donc concevoir l'idée de s'élever contre les
tyrans de la raison. Mais, avant de détruire tous les préjugés qui étoient
sur la terre, il falloit commencer par les détruire en lui-même.
Comment y parvenir? comment anéantir des formes qui ne sont point
notre ouvrage, et qui sont le résultat nécessaire de mille combinaisons
faites sans nous? Il falloit, pour ainsi dire, détruire son âme et la refaire.
Tant de difficultés n'effrayèrent point Descartes. Je le vois, pendant
près de dix ans, luttant contre lui-même pour secouer toutes ses
opinions. Il demande compte à ses sens de toutes les idées qu'ils ont
portées dans son âme; il examine tous les tableaux de son imagination,
et les compare avec les objets réels; il descend dans l'intérieur de ses
perceptions, qu'il analyse; il parcourt le dépôt de sa mémoire, et juge
tout ce qui y est rassemblé. Partout il poursuit le préjugé, il le chasse de
retraite en retraite; son entendement, peuplé auparavant d'opinions et
d'idées, devient un désert immense, mais où désormais la vérité peut
entrer[9].
Voilà donc la révolution faite dans l'âme de Descartes: voilà ses idées
anciennes détruites. Il ne s'agit plus que d'en créer d'autres. Car, pour
changer les nations, il ne suffit point d'abattre; il faut reconstruire. Dès
ce moment, Descartes ne pense plus qu'à élever une philosophie
nouvelle. Tout l'y invite; les exhortations de ses amis, le désir de
combler le vide qu'il avoit fait dans ses idées, je ne sais quel instinct qui
domine le grand homme, et, plus que tout cela, l'ambition de faire des
découvertes dans la nature, pour rendre les hommes moins misérables
ou plus heureux. Mais, pour exécuter un pareil dessein, il sentit qu'il
falloit se cacher. Hommes du monde, si fiers de votre politesse et de
vos avantages, souffrez que je vous dise la vérité; ce n'est jamais parmi
vous que l'on fera ni que l'on pensera de grandes choses. Vous polissez
l'esprit, mais vous énervez le génie. Qu'a-t-il besoin de vos vains
ornements? Sa grandeur fait sa beauté. C'est dans la solitude que
l'homme de génie est ce qu'il doit être; c'est là qu'il rassemble toutes les
forces de son âme. Auroit-il besoin des hommes? N'a-t-il pas avec lui la
nature? et il ne la voit point à travers les petites formes de la société,
mais dans sa grandeur primitive, dans sa beauté originale et pure. C'est
dans la solitude que toutes les heures laissent une trace, que tous les
instants sont représentés par une pensée, que le temps est au sage, et le
sage à lui-même. C'est dans la solitude surtout que l'âme a toute la
vigueur de l'indépendance. Là elle n'entend point le bruit des chaînes
que le despotisme et la superstition secouent sur leurs esclaves: elle est
libre comme la pensée de l'homme qui existeroit seul. Cette
indépendance, après la vérité, étoit la plus grande passion de Descartes.
Ne vous en étonnez point; ces deux passions tiennent l'une à l'autre. La
vérité est l'aliment d'une âme fière et libre, tandis que l'esclave n'ose
même lever les yeux jusqu'à elle. C'est
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