la ligne? On peut du moins entrevoir ce rapport général; on peut
dire que, sans cette foule d'erreurs qui ont inondé le monde, Descartes
peut-être n'eût point trouvé la route de la vérité. Ainsi chaque
philosophe en s'égarant avançoit le terme. Mais, laissant là les temps
trop reculés, je veux chercher dans le siècle même de Descartes, ou
dans ceux qui ont immédiatement précédé sa naissance, tout ce qui a pu
servir à le former en influant sur son génie.
Et d'abord j'aperçois dans l'univers une espèce de fermentation générale.
La nature semble être dans un de ces moments où elle fait les plus
grands efforts: tout s'agite; on veut partout remuer les anciennes bornes,
on veut étendre la sphère humaine. Vasco de Gama découvre les Indes,
Colomb découvre l'Amérique, Cortès et Pizarro subjuguent des
contrées immenses et nouvelles, Magellan cherche les terres australes,
Drake fait le tour du monde. L'esprit des découvertes anime toutes les
nations. De grands changements dans la politique et les religions
ébranlent l'Europe, l'Asie et l'Afrique. Cette secousse se communique
aux sciences. L'astronomie renaît dès le quinzième siècle. Copernic
rétablit le système de Pythagore et le mouvement de la terre; pas
immense fait dans la nature! Tycho-Brahé ajoute aux observations de
tous les siècles; il corrige et perfectionne la théorie des planètes,
détermine le lieu d'un grand nombre d'étoiles fixes, démontre la région
que les comètes occupent dans l'espace. Le nombre des phénomènes
connus s'augmente. Le législateur des deux paroît; Kepler confirme ce
qui a été trouvé avant lui, et ouvre la route à des vérités nouvelles. Mais
il falloit de plus grands secours. Les verres concaves et convexes,
inventés par hasard au treizième siècle, sont réunis trois cents ans après,
et forment le premier télescope. L'homme touche aux extrémités de la
création. Galilée fait dans les cieux ce que les grands navigateurs
faisoient sur les mers; il aborde à de nouveaux mondes. Les satellites
de Jupiter sont connus. Le mouvement de la terre est confirmé par les
phases de Vénus. La géométrie est appliquée à la doctrine du
mouvement. La force accélératrice dans la chute des corps est mesurée;
on découvre la pesanteur de l'air, on entrevoit son élasticité. Bacon fait
le dénombrement des connoissances humaines et les juge: il annonce le
besoin de refaire des idées nouvelles, et prédit quelque chose de grand
pour les siècles à venir. Voilà ce que la nature avoit fait pour Descartes
avant sa naissance; et comme par la boussole elle avoit réuni les parties
les plus éloignées du globe, par le télescope rapproché de la terre les
dernières limites des cieux, par l'imprimerie elle avoit établi la
communication rapide du mouvement entre les esprits d'un bout du
monde à l'autre.
Tout étoit disposé pour une révolution. Déjà est né celui qui doit faire
ce grand changement[1]; il ne reste à la nature que d'achever son
ouvrage, et de mûrir Descartes pour le genre humain, comme elle a
mûri le genre humain pour lui. Je ne m'arrête point sur son éducation[2];
dès qu'il s'agit des âmes extraordinaires, il n'en faut point parler. Il y a
une éducation pour l'homme vulgaire; il n'y en a point d'autre pour
l'homme de génie que celle qu'il se donne à lui-même: elle consiste
presque toujours à détruire la première. Descartes, par celle qu'il reçut,
jugea son siècle. Déjà il voit au-delà; déjà il imagine et pressent un
nouvel ordre des sciences: tel, de Madrid ou de Gènes, Colomb
pressentoit l'Amérique.
La nature, qui travailloit sur cette âme et la disposoit insensiblement
aux grandes choses, y avoit mis d'abord une forte passion pour la vérité.
Ce fut là peut-être son premier ressort. Elle y ajoute ce désir d'être utile
aux hommes, qui s'étend à tous les siècles et à toutes les nations; désir
qu'on ne s'étoit point encore avisé de calomnier. Elle lui donne ensuite,
pour tout le temps de sa jeunesse, une activité inquiète[3], ces
tourments du génie, ce vide d'une âme que rien ne remplit encore, et
qui se fatigue à chercher autour d'elle ce qui doit la fixer. Alors elle le
promène dans l'Europe entière, et fait passer rapidement sous ses yeux
les plus grands spectacles. Elle lui présente, en Hollande, un peuple qui
brise ses chaînes et devient libre, le fanatisme germant au sein de la
liberté, les querelles de la religion changées en factions d'état; en
Allemagne, le choc de la ligue protestante et de la ligue catholique, le
commencement d'un carnage de trente années; aux extrémités de la
Pologne, dans le Brandebourg, la Poméranie et le Holstein, les
contre-coups de cette guerre affreuse; en Flandre, le contraste de dix
provinces opulentes restées soumises à l'Espagne, tandis que sept
provinces pauvres combattoient depuis cinquante ans pour leur liberté;
dans la Valteline, les mouvements de l'ambition espagnole, les
précautions inquiètes de
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