Deux et deux font cinq | Page 8

Alphonse Allais
voyage, n'est
pas toujours masculin.
Les yeux ronds de l'outarde s'arrondirent encore, interloqués.
--Il est masculin pour tous les pays, sauf le Cantal, le Puy-de-Dôme et
la Haute-Loire.
Du coup, ces dames eurent un léger frisson de terreur. J'étais, sans nul
doute, un fou, peut-être furieux, si on le contrariait.
--Parfaitement! insistai-je. Ainsi, l'on dit le tour de France, le tour du
monde, mais on dit la tour d'Auvergne.
Ma compatriote s'effondra de stupeur, mais j'eus la joie de voir que
Minnie, en bonne petite humouriste yankee, s'esclaffait très haut de
mon funny joke.
Alors, nous voilà devenus des camarades.
On fit un petit tour dans quelques roof-concerts, on but des
consommations exorbitantes et, finalement, on s'échoua, près du port,
dans une espèce de café français, où une clientèle assez mêlée tirait une
tombola au profit d'un artiste.

Minnie gagna douze bouteilles de champagne, qu'elle n'hésita pas à
faire aussitôt diriger sur sa cabine.
Pas plutôt à bord, elle tint à constater la valeur de son breuvage. Vous
me croirez si vous voulez, il était exquis et de grande marque.
(Rien ne m'ôtera de l'idée qu'il ne fût le fruit d'un larcin.)
Comme toutes les Américaines, Minnie adore le champagne, mais pas
tant que son institutrice.
La vieille outarde se chargea, à elle seule, de faire un sort aux trois
quarts de la bouteille.
Minnie était indignée. Elle me prit à l'écart.
--Est-ce qu'elle va boire toute ma champagne, cette vieux chameau!
Tâchez à lui faire une bonne blague pour qu'elle est dégoûtée de cette
liquide.
--Si je réussis, miss, que me donnerez-vous?
--Je vous embrasserai.
--Quand?
--Le soir, sur le pont, quand le monde sont en allés coucher.
--Et vous m'embrasserez... bien?
--Le mieux que je pouverai!
--Mazette! espérai-je.
Dès le lendemain matin, devant l'institutrice, j'amenai la conversation
sur le champagne.
--C'est bon, c'est même très bon; mais il y a certains tempéraments
auxquels l'usage du champagne peut être nuisible et même mortel.

--Ah! vraiment? fit la vieille fille.
--Mais oui. Ainsi, vous, mademoiselle, vous devriez vous méfier du
champagne. Ça vous jouera un mauvais tour, un jour ou l'autre.
--Allons donc!
--Vous verrez... C'est de ça qu'est morte madame Beecher-Stowe.
J'avais mon plan. Une vieille plaisanterie, faite jadis à Chincholle au
cours d'un voyage présidentiel, me revenait en mémoire.
Le docteur Marion, dont je n'hésite pas à mêler le nom à cette
plaisanterie du plus mauvais goût, me fournit une petite quantité d'acide
tartrique et de bicarbonate de soude.
À sec, ces deux corps ne réagissent point l'un sur l'autre. Dissous, ils se
décomposent: l'acide tartrique se jette sur la soude avec une brutalité
sans exemple, chassant ce pauvre bougre d'acide carbonique qui se
retire avec une vive effervescence, à l'instar de ces maris trompés qui
claquent les portes pour faire voir qu'ils ne sont pas contents.
C'est ce mécontentement bien naturel de l'acide carbonique que les
fabricants d'eau de seltz utilisent pour produire leurs eaux gazeuses.
Où plaçai-je ces deux poudres?
Ici, il me faudrait employer l'ingénieux stratagème auquel eut recours
naguère George Auriol pour éviter les mots shocking.
Malheureusement, je n'ai pas, comme ce jeune maître, un joli bout de
crayon attaché à ma lyre. La seule ressource me reste donc de la
périphrase.
Je plaçai mes produits chimiques au fond d'un vase d'ordre tout intime
à l'usage coutumier de la vieille outarde, et j'attendis.
Le lendemain, je m'amusai beaucoup au récit du docteur.

Dès le matin, elle l'avait fait mander, et, folle de terreur, lui avait
raconté son étrange indisposition.
--Ça moussait! ça moussait! Et ça faisait pschi, pschi, pschi, pschi.
--N'auriez-vous pas bu des boissons gazeuses, hier? demanda-t-il.
--Si, du champagne.
--C'est bien cela. Vous ne pouvez pas digérer l'acide carbonique. Ne
buvez plus ni champagne, ni soda, ni rien de gazeux.
Minnie trouva la farce à son goût. Elle me récompensa en m'embrassant
le mieux qu'elle put. Et quand les Américaines vous embrassent du
mieux qu'elles peuvent, je vous prie de croire qu'on ne s'embête pas.
Et encore j'emploie le mot embrasser pour rester dans la limite des
strictes convenances.

THE PERFECT DRINK
Bien que l'heure ne fût pas, à vrai dire, encore très avancée, une soif
énorme étreignait les gorges du Captain Cap et de moi (triste
conséquence, sans doute, des débauches de la veille.)
D'un commun accord, nous eûmes vite défourché notre tandem,
cependant que notre regard explorait l'horizon.
Précisément, un grand café très chic, ou d'aspect tel, se présenta.
Malgré l'apparence fâcheusement heuropéenne (l'h est aspiré) de
l'endroit, tout de même nous voulûmes bien boire là.
--Envoyez-moi le stewart! commanda Cap.
--À votre disposition, monsieur! s'inclina le gérant.
--Donnez-nous deux grands verres.

--Voilà, monsieur.
--Je vous dis deux grands verres, et non point deux dés à coudre.
Donnez-nous deux grands verres.
--Voilà, monsieur.
--Enfin!... Du sucre, maintenant.
--Voilà, monsieur.
--Non, pas de ces
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